Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/646

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette ville à demi minée excite à la fois l’admiration et la tristesse, et l’on ne peut se défendre d’une émotion profonde en contemplant ces grands témoignages d’une vie éteinte.

Le matelot laissa tomber l’ancre du Narcisse, et je descendis dans le canot avec le capitaine. Quant à don Jorge, il ne s’était pas même levé pour regarder la ville, et, après m’avoir fait un signe de tête en guise d’adieu, il se retourna sur le flanc, afin de continuer une sieste commencée. Quelques coups de rame suffirent pour nous amener aux degrés de pierre scellés dans la muraille du quai, et je fus bientôt dans la ville, où l’on pénètre par une sorte de poterne ménagée dans l’épaisseur du rempart. La première scène dont je fus le témoin en mettant le pied sur le pavé de Carthagène redoubla la tristesse que m’avait inspirée la vue des édifices ruinés. Sur une place entourée de maisons noires à hautes arcades, deux hommes aux cheveux lisses, à l’œil ardent, au teint de couleur indécise, s’étaient saisis par les lambeaux flottans de leurs ruanas[1], dégainaient en vociférant leurs terribles machetes[2], et tâchaient de se pourfendre. Tout autour s’agitait confusément une foule sale et avinée : les uns hurlaient en fureur : Matalo ! matalo ! (tue-le ! tue-le !) ; les autres faisaient dévier les coups de machete en retenant les bras des combattans. Pendant quelques minutes, je vis passer en se débattant ce tourbillon d’hommes au-dessus duquel les lames luisantes des sabres s’élevaient et s’abaissaient tour à tour. À la fin, on parvint à séparer les deux lutteurs, et, suivis de leurs partisans, ils allèrent chacun de son côté dans quelque tienda[3], où ils se vouèrent l’un l’autre, la bouteille en main, à tous les démons de l’enfer. La foule des spectateurs assemblés sous les arcades se dispersa aussitôt. Je demandai la cause du tumulte : Es la fiesta ! (c’est la fête !) me répondit-on avec un haussement d’épaules.

Quand une ville est en décadence, on dirait que les habitans eux-mêmes participent au dépérissement des choses. Tout vieillit à la fois, hommes et édifices ; les météores et les maladies travaillent de concert à leur œuvre. Dans les rues sonores, que termine au loin la masse sombre des remparts et que bordent des couvens lézardés, de hautes églises aux murailles obliques, je voyais passer des boiteux, des borgnes, des lépreux, des infirmes de toute espèce ; jamais je n’avais vu tant d’écloppés à la fois. Je cherchais la noble Carthagène des Indes, et je ne trouvais qu’une cour des miracles. Je pensais involontairement à ces ports où pendant les heures de marée

  1. Vêtement analogue au poncho mexicain : c’est une couverture percée d’un trou au milieu pour y passer la tête.
  2. Sabre recourbé.
  3. Boutique, taverne, débit de vin et d’eau-de-vie.