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harcelés par les insectes malfaisans, aspirant à chaque souffle les miasmes perfides qui reposent sur la surface des eaux, étourdis par le soleil impitoyable qui leur brûlait le sang dans les veines, se sont péniblement traînés sur la terre ferme, et se sont couchés pour ne plus se relever ! Il est passé en proverbe en Amérique que le chemin de fer de Panama a coûté une vie d’homme par traverse posée sur la voie. Ce fait est très improbable, car il supposerait la mort de plus de soixante-dix mille ouvriers, mais il est certain que la compagnie n’a jamais jugé à propos de publier le nombre de ceux qui sont morts à son service. Les Irlandais, dont le sang si riche court en d’innombrables filets sous une peau fine, plus exposés que d’autres à cause de l’exubérance de leur vitalité, furent presque tous exterminés par la maladie, si bien que les agens de la compagnie renoncèrent à faire venir de New-York ou de la Nouvelle-Orléans d’autres terrassiers irlandais. Les nègres des Antilles eux-mêmes souffrirent beaucoup des atteintes du climat, et, peu soucieux d’augmenter leurs économies, se retirèrent en foule, pour jouir à la Providence, à la Jamaïque, à Saint-Thomas, des douceurs du far niente. Quant aux Chinois, qui, sur la foi de promesses magnifiques, avaient quitté leur pays pour aller s’enrichir de piastres américaines au-delà du Grand-Pacifique, on les vit par centaines mourir de fatigue et de désespoir. Nombre d’entre eux se donnèrent la mort pour éviter les souffrances de la maladie qui commençait à leur tordre les membres. On raconte qu’au plus fort de l’épidémie, une multitude de ces pauvres expatriés alla s’asseoir à la chute du jour sur les sables de la baie de Panama, qu’avaient abandonnés depuis quelques heures les flots de la marée. Silencieux, terribles, regardant à l’occident le soleil qui se couchait au-dessus de leur patrie si lointaine, ils attendirent ainsi que le flot remontât. Bientôt en effet les vagues revinrent tourbillonner sur les sables de la plage, et les malheureux se laissèrent engloutir sans pousser un cri de détresse.

La voie ferrée de l’isthme est loin de rendre au commerce et à l’humanité les services qu’on pourrait en attendre. La faute en est certainement au monopole et au taux exorbitant des prix exigés par la compagnie, qui fait payer aux voyageurs la somme de 125 francs pour un simple trajet de 72 kilomètres, et taxe proportionnellement les marchandises de toute espèce. Aussi le chemin de fer ne transporte-t-il de mer à mer que soixante-dix voyageurs par jour en moyenne, ou vingt-cinq mille par an, c’est-à-dire beaucoup moins dans une année que notre réseau de l’ouest en un jour. Il est bon d’ajouter que le mouvement des voyageurs et des métaux précieux est la seule source des revenus de la compagnie, car les marchandises encombrantes suivent encore la voie du cap Horn, et font ainsi