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féliciter d’être simplement tolérée. La compagnie du chemin de fer est reine par ses agens sur le versant atlantique de l’isthme, et ses décisions, qu’elles soient ou non ratifiées par le jefe politico d’Aspinwall ou par le congrès de Bogota, ont réellement force de loi. Ce sont des Américains sans peur qui ont osé mettre le pied sur cet îlot malsain de Manzanillo, qui, dans la vase fumante de miasmes où la mort germe avec les plantes, ont enfoncé les pilotis où devait s’asseoir la ville, qui ont appelé de tous les points de la terre les hommes avides en leur criant : « Faites comme nous, risquez votre vie pour la richesse ! » Et maintenant ils se sentent le droit de gouverner cette ville, qui est leur création. Ils lui ont donné le nom d’un des plus forts actionnaires de la compagnie, le négociant Aspinwall, et les protestations solennelles de la république grenadine ne réussiront pas à imposer le nom officiel de Colon. Les agens de la compagnie américaine sont donc seuls responsables de la salubrité de la ville : s’ils s’occupaient un peu de l’assainir, sa population de quatre ou cinq mille habitans doublerait, triplerait dans l’espace de quelques années ; mais au lieu de songer à dessécher les marais, ils en ont formé d’artificiels. Pour construire un bel entrepôt en lave noire, les ingénieurs ont choisi une ligne de récifs à quelque distance du rivage, et l’étendue d’eau qu’ils ont ainsi séparée de la baie est devenue un marais infect, rempli de débris putréfiés et couvert d’un limon sous lequel veille perfidement la terrible fièvre de Chagres.

Le chemin de fer à une seule voie qui réunit Aspinwall à Panama n’a que 72 kilomètres de longueur, et traverse l’isthme presque en ligne droite. Il a coûté 500,000 francs par kilomètre, somme énorme, comparée aux frais d’établissement des autres chemins de fer de l’Amérique ; cependant les travaux d’art n’ont rien de gigantesque. Il a fallu réunir l’île de Manzanillo au continent par un pont fondé sur pilotis, traverser plusieurs marécages, élever de forts remblais aux approches des rivières Galun et Chagres, et creuser quelques tranchées, surtout au point culminant du chemin de fer, élevé seulement de 16 mètres au-dessus du niveau de l’Océan ; mais depuis longtemps les ingénieurs ont appris à vaincre ces difficultés. Le grand obstacle à la construction de cette ligne ferrée fut la terrible mortalité qui sévissait parmi les ouvriers. La promesse d’une paie très élevée n’en exerçait pas moins une séduction irrésistible à laquelle des milliers d’hommes de toute couleur et de toute race se laissèrent entraîner, et ils commencèrent hardiment, les pieds dans la vase brûlante et fétide des marécages, à scier les troncs des palétuviers, à enfoncer des pilotis dans la boue, à charrier du sable et des cailloux dans l’eau corrompue. Combien de malheureux,