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changèrent en une longue ligne d’or la blanche écume qui bordait les quais d’Aspinwall.

Vue de la mer, la ville présente l’aspect de toutes les cités américaines, construites à la hâte dans l’espace de quelques années. Les maisons, de hauteur inégale, sont éparses sur une plage basse et marécageuse, et du côté de l’ouest seulement se rapprochent assez l’une de l’autre pour former des rues. Dans les terrains non occupés par les constructions, de grands arbres ébranchés sont encore debout, semblables à d’énormes potences. Au-delà de l’étroite clairière qui environne la cité se pressent, innombrables et touffus, les arbres de la forêt. Un grand bateau à vapeur, cinq ou six goélettes à l’ancre, se balancent sur les flots à côté d’embarcations échouées qui élèvent au-dessus de l’eau leurs mâts vermoulus et tout incrustés de coquillages ; près du quai, un vieux navire, à la coque moisie, attend un ras de marée pour couler à fond et contribuer à l’obstruction du port ; les jetées et les plates-formes sont encombrées de houille, de bûches et de barils épars. Des wagons poussés à bras d’homme ou traînés par des mulets vont et viennent incessamment entre les navires et la station du chemin de fer de Panama, coquette et gracieuse maison, ombragée par des palmiers au tronc tordu, et déployant sur le fond vert de la forêt sa façade éblouissante de blancheur. Une muraille, quelques arbres, un rayon de soleil, il n’en faut pas davantage sous le ciel éclatant des tropiques pour composer un tableau merveilleux.

À peine débarqués, les trois cents passagers du Philadelphia furent assaillis par une foule d’hommes de toute race et de tout pays, nègres de la Jamaïque, de Saint-Domingue ou de Curaçao, Chinois, Américains, Irlandais, parlant ou jargonnant chacun dans sa, langue ou dans son patois, depuis le français ou l’anglais le plus pur jusqu’au papamiento[1] le plus corrompu. Harcelés par cette avide multitude, emportés presque de vive force, les voyageurs furent tumultueusement séparés et entraînés comme autant de proies vers les innombrables hôtels, auberges ou coupe-gorge qui composent la cité d’Aspinwall. C’est à grand’peine si je pus échapper à la foule en me glissant derrière les monceaux de houille et les piles de bois qui encombraient les quais ; cependant un nègre de Saint-Domingue me découvrit : m’accostant avec un salut en trois langues, il s’imposa comme mon guide, et de toute la matinée je ne pus me débarrasser de cet importun défenseur.

Aspinwall jouit dans l’Amérique entière d’une si mauvaise réputation

  1. Le papamiento est un mélange de mots espagnols, hollandais, français, anglais et caraïbes, qui sert de langue franque dans les Antilles hollandaises et sur les côtes de la Colombie.