Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/626

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’est-à-dire partout où ils sont abordables, la moindre avanie, ils recevront sur place une bonne correction ; cela sera facile et n’interrompra pas le commerce. N’avons-nous pas vu déjà les Chinois nous vendre à Shang-haï leur thé et leurs soies pendant que les boulets pleuvaient sur Canton ? En poussant l’empereur à bout pour l’affaire de Pékin, nous nous lançons dans l’inconnu, et nous risquons tout. — Voilà ce que l’on pouvait dire, pièces en main, pour rayer du projet de traité cette fameuse clause, et voilà malheureusement aussi ce que les derniers événemens se sont chargés de démontrer.

Mais, s’écriera-t-on, que deviennent au milieu de ces argumens prosaïques les intérêts de la civilisation et du christianisme ? Pour le christianisme, la réponse sera courte : on calomnie les missionnaires en laissant croire qu’ils appellent la force à l’aide de leurs courageuses prédications ; leurs chefs les plus sages n’ont jamais demandé d’autres soldats que les soldats de la foi, et ils préfèrent s’en remettre aux desseins de Dieu plutôt qu’à l’arbitrage des hommes pour étendre, en Chine comme ailleurs, le champ de leurs pacifiques conquêtes. Quant à la civilisation, on en est venu à abuser singulièrement de ce grand mot, et, que l’on y prenne garde, cet abus peut mener loin. Si notre siècle se montre très habile à inventer les engins de guerre, les canons rayés, les carabines portant à des milliers de mètres, il ne faudrait pas que, dans son empressement à essayer ces précieux instrumens de destruction, il se laissât fausser le jugement sur l’emploi légitime qu’on en peut faire. Les armes ont quelquefois porté la civilisation dans les terres sauvages, mais cet exemple ne saurait être applicable au Céleste-Empire. On a déjà bombardé une partie de la côte de Chine, et cela n’a point avancé beaucoup, la grande cause de notre civilisation. Les idées européennes ne pénétreront dans ce pays que par la paix, par le commerce, par le contact journalier et graduellement établi sur un plus grand nombre de points. Ce moyen paraîtra trop lent aux esprits impatiens qui, depuis quelques années, depuis quelques mois surtout, prêchent la croisade armée contre l’extrême Orient, et demandent presque chaque jour, quasi-officiellement, la tête de la Chine. Il est pourtant le plus sûr, et il est le seul qui convienne aux véritables intérêts de l’Europe. Nous avons pu, par quelques ouvertures, plonger nos regards dans l’intérieur de ce vaste empire, et qu’y avons-nous vu ? Un gouvernement imbu des préjugés les plus tenaces, une administration aussi corrompue qu’elle est lettrée, des mandarins tremblans au moindre signe du maître, une population laborieuse et intelligente, mais irréligieuse et peu morale, une insurrection formidable qui depuis dix ans a envahi les plus belles provinces, en un mot un tableau complet de décrépitude