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conséquent dans la première jeunesse. À vingt ans, j’eusse fait sans épouvante le serment de l’éternel amour ; à trente ans, je sentais la grandeur de l’engagement que j’allais prendre, et, chose étrange, ma constance si bien éprouvée ne me donnait que plus de méfiance de moi-même.

Quand je revis ma fiancée le lendemain, je trouvai de l’altération sur son visage, comme si elle eût ressenti les mêmes anxiétés que moi. Interrogée sur son abattement, elle me raconta avec une admirable candeur tout ce que j’aurais pu lui raconter moi-même, à savoir qu’elle n’avait pas dormi, qu’elle avait creusé la vision de notre avenir, et que ma figure lui était apparue trouble et inquiète, enfin qu’elle avait pleuré sans savoir pourquoi, en se disant malgré elle ces mots cruels : « Si nous allions ne pas pouvoir nous aimer dans le bonheur ! »

Je frissonnai de la tête aux pieds en entendant Love constater ainsi exactement la simultanéité de nos impressions, et à mon tour je me confessai à elle.

— Eh bien ! répondit-elle après m’avoir écouté avec attention, tout cela est maladif, je le vois maintenant. Nous avons douté l’un de l’autre au moment où nous devions le plus compter l’un sur l’autre. Nous sommes peut-être un peu trop âgés et un peu trop intelligens tous les deux pour ne pas nous rendre compte des dangers de la passion. Je crois que ces dangers sont réels. Nous serons encore plus d’une fois tentés, vous de me trouver trop calme et trop forte, moi de vous trouver emporté et injuste. De là pourront naître des reproches, des amertumes, des soupçons, des souffrances graves, si nous ne sommes pas résolus d’avance à combattre intérieurement notre imagination avec toute l’énergie dont nous sommes capables. Oui, vraiment, je crois à présent qu’il faut entrer dans la vie à deux, dans l’amour complet, armés de pied en cap contre les suggestions du diable, qui guette toutes les existences heureuses pour les détruire, et toutes les fêtes du cœur pour jeter son poison au fond de la coupe.

— Qu’est-ce donc, selon vous, que le diable ? lui dis-je. Croyez-vous à la fatalité comme les Orientaux ?

— Je crois à la fatalité, répondit-elle, mais non pas à la fatalité souveraine. Je crois qu’elle est toujours là, prête à nous entraîner, mais que notre bonheur et notre devoir en ce monde consistent dans la mesure de nos forces pour tuer ce démon sauvage qui n’est autre chose que l’excès des désirs et des aspirations de notre âme aux prises avec l’impossible. Voilà toute ma philosophie. Elle n’est ni longue ni embrouillée. Résister et combattre, voilà tout ; résister à l’orgueil et combattre les exigences qu’il suggère.