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— Et Love jouait cette comédie avec un sérieux irritant, reprit le jeune homme. J’ai failli croire qu’elle voulait me donner pour beau-frère l’homme qui m’est le plus antipathique, et j’ai été assez simple pour plaider votre cause et pour dire que ma sœur n’était pas libre d’épouser un autre homme que vous.

— Vous avez été plus loin, dit Love en souriant. Vous avez affirmé que je devais épouser M. de La Roche. Est-ce encore votre opinion ?

— Oui, répliqua le jeune homme avec chaleur. Il faut que cela soit pour que je redevienne heureux, car j’ai cessé de l’être le jour où je vous ai vue pleurer.

— En ce cas, me voici pour dresser le contrat ! dit M. Louandre, qui venait d’arriver, et qui nous écoutait depuis un instant sans se montrer.

Le soir, après que nous eûmes dîné en famille et causé longtemps avec expansion, Love me dit à demi-voix : — Décidément, mon ami, je vous aime mieux quand vous parlez en bon français, sans accent, et quand, n’ayant plus l’obligation de faire le paysan montagnard, vous montrez votre cœur et votre esprit tels qu’ils sont. Je ne dirai pas que je vous retrouve, mais qu’en ce moment je vous découvre ; car il y a une chose que vous ne savez pas, monsieur Jean ! c’est que vous n’êtes plus l’homme d’autrefois. Vous avez tellement gagné de toutes façons, que, si vous fussiez venu me trouver au Mont-Dore tel que vous voici, je ne vous aurais pas fait souffrir pendant huit jours les déplaisirs de l’incertitude.

J’étais bien heureux et bien attendri, et pourtant j’eus encore une crise pénible en retournant à La Roche. J’éprouvais une sorte d’effroi au moment de réaliser le rêve de ma vie, comme si j’eusse craint de trouver le rêve au-dessous de mes longues ambitions, ou de me trouver moi-même indigne du bonheur rêvé. Je me demandais si la supériorité de ma femme ne viendrait pas à m’humilier, et si cette amère jalousie, dont je sentais en moi l’instinct fatal, ne se tournerait pas contre son propre mérite à l’état d’envie misérable et d’orgueil froissé.

Quand je rentrai dans mon triste manoir, Catherine me trouva triste aussi, et je passai la nuit à me tourmenter, à m’accuser, à me défendre, à me chercher des torts dans le passé, dans l’avenir, dans le présent même, afin d’avoir à m’en disculper en accusant ma destinée et en frémissant d’être entraîné par elle vers un monde inconnu de joies suprêmes ou de tortures odieuses.

Cette crise fut la dernière, et si je la rapporte dans ce récit fidèle de mes amours, c’est pour compléter l’étude de mon propre cœur et l’aveu des misères du cœur humain en général. La grande résolution du contrat conjugal est affaire d’enthousiasme, acte de foi par