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les opposés se recherchent dans le monde du sentiment. Voilà sans doute pourquoi nous nous aimions, lui et moi !… Mais il n’a pas compris cela, lui ! Il a protesté contre cette bonne loi de l’instinct ; il a lu des romans où les hommes tuent des femmes qui mentent, et il a éprouvé le besoin de me croire menteuse afin de tuer notre amour. Cette conduite-là, voyez-vous, n’est pas trop bonne, monsieur Black. Si je l’excuse, si je pardonne à ce jeune homme de n’avoir pas tenu compte du chagrin que devaient me causer son désespoir, et son départ, et sa longue absence, c’est parce que je me souviens de l’avoir beaucoup aimé, et que je sens en moi comme une faiblesse de ma volonté quand ma tête veut trop faire taire mon cœur, qui a si longtemps plaidé pour lui. Je crois d’ailleurs que je ferai bien de m’en tenir au regret du bonheur que nous avions rêvé, sans aller jusqu’au regret de nos amours, tels qu’il les entendait. Si nous devons nous revoir, je ne lui refuserai pas mon amitié et mon dévouement au besoin, et je crois qu’il ne m’en demandera pas davantage ; mais s’il lui passait par la tête, après un si long abandon, de vouloir revenir au passé, je lui dirais : Non, mon cher Jean, ce n’est plus possible, car si nous devons nous aimer encore, tout est à recommencer entre nous. Nous n’avons plus de sacrifices à nous faire, puisque votre pauvre mère n’est plus, et que mon cher frère se porte bien : il s’agirait maintenant de nous aimer sans effroi et sans orage, comme on peut s’aimer quand il n’y a plus d’obstacles. C’est bien plus difficile, et peut-être que pour vous les obstacles sont le stimulant nécessaire à la passion. Enfin je ne vous connais plus, moi, et nous avons à refaire connaissance, comme si nous entrions dans une autre vie. Voyez si, telle que je suis, je vous plais encore, et permettez-moi de vous étudier pour savoir si je peux reprendre en vous la confiance que j’ai eue autrefois. Voilà ce que Jean se dirait aussi à lui-même, s’il était un homme sérieux, et ce qu’il se dit peut-être en ce moment, car il est possible qu’il se sente, comme moi, enchaîné par le respect et la mémoire du passé et qu’il éprouve le besoin de m’étudier et de me juger avec ce qu’il a pu acquérir d’expérience et d’exigences légitimes. Jean fera donc bien de m’examiner de son mieux et même de m’espionner au besoin, avant de se permettre de venir réclamer ma parole, et quant à moi, ce ne sera pas avant d’avoir soumis son amour à une longue épreuve que je lui rendrai le mien. Voilà, monsieur Black, ce que vous pouvez lui dire, si vous le rencontrez encore et s’il vous interroge.

Love donna toutes ces raisons, non pas sous forme de discours comme je les résume, mais à travers un dialogue assez animé et qui dura plus d’un quart d’heure. Junius défendait ma cause avec une