Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/568

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

serait-ce pas par une tendresse pleine de pitié comme celle qu’elle vouait à son frère ? M’était-il permis de prétendre à une passion que je n’étais pas digne d’inspirer ? Et moi, pouvais-je accepter une pitié qui achèverait de m’avilir ?

L’abattement fut tout le calme que je pus obtenir de ma passion. Je dormis de fatigue, et je fus réveillé à deux heures du matin par François, qui me demandait si, tout de bon, je voulais porter le fauteuil, vu qu’il était temps de se mettre en route. Les Butler voulaient voir le lever du soleil sur le Sancy.

— Pourquoi ne porterais-je pas le fauteuil aussi bien que les autres ? lui répondis-je.

— Parce qu’il faut savoir. Diable ! ce n’est pas un jeu, et, tout bon piéton que vous êtes, vous ne savez pas ce que c’est que d’être attelé à un brancard pour monter ou descendre à pic, sauter les torrens de pierre en pierre, traverser la neige aux endroits praticables, et cela avec tant d’ensemble que le camarade ne tombe pas sur un faux mouvement de vous ; songez aussi au voyageur. Si vous tombez tout simplement, le fauteuil tombera sur ses quatre pieds, et il n’y aura pas grand mal ; mais si vous roulez sans avoir pu défaire la bricole, adieu tout le monde. Pensez-y, monsieur, ne nous faites pas un malheur ! Songez que la demoiselle va nous confier sa vie !

— C’est pour cela que je veux la porter, François. Je ne serais pas fâché d’avoir une fois sa vie dans mes mains. Partons !

Une heure après, nous étions en route. Love, assise commodément, avec un petit marchepied suspendu, traversait rapidement la verte et profonde vallée, blanchie par les vapeurs du matin. Il faisait très froid. Le terrain montait doucement. Les porteurs avaient peu de peine. Comme nous étions quatre, c’est-à-dire deux de rechange, je laissai partir les deux premiers en avant. Je ne voulais pas attirer encore l’attention de Love, et je suivais avec mon camarade de relais. Je désirais parler avec M. Black, qui venait à l’arrière-garde, ainsi que M. Butler, Hope, François et son beau-père. Les porteurs, marchant une sorte de pas gymnastique, ne souffraient personne devant eux.

Junius vint de lui-même se placer à mes côtés, à une distance convenable des Butler. Comme mon camarade était près de nous, je parlai anglais, ce qui fit un grand plaisir à M. Black. — Vraiment ! vous avez appris notre langue, si vite et si bien ? Mademoiselle en sera charmée ; mais sachez, mon cher ami, que miss Butler ne se doute de rien, qu’elle ne vous a pas reconnu, et qu’elle ne m’a, en aucune façon, laissé libre de lui parler de vous. J’ai essayé d’amener adroitement la conversation sur votre compte. J’ai demandé si on