Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/564

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Si M. Butler sait qui je suis, il n’y a pas longtemps, je vous en réponds. Quoi qu’il en soit, je vous demande le secret.

— Et moi, je ne vous promets rien. Je n’ai pas de raisons pour préférer votre satisfaction à la dignité de la famille.

— Et en outre vous avez pour moi une antipathie dont j’aurais dû redouter la clairvoyance.

— Vous vous trompez, monsieur, j’ai toujours fait grand cas de vous, et, sachant que vous avez voyagé, je suis certain que vous avez appris beaucoup de choses intéressantes. Miss Butler s’ennuie quelquefois, et son père serait heureux de la voir mariée. Vous seriez pour eux et pour nous tous une grande ressource. Oui, en vérité, vous pourriez continuer l’éducation du jeune homme, car cela dérange bien sa sœur de ses propres travaux, et moi, cela me distrait quelquefois des soins que je dois à la collection. Bref, je serais content que ce mariage pût se renouer, puisque miss Love y avait consenti autrefois, et que depuis elle a toujours refusé d’en contracter un autre… Mais que sais-je maintenant de ses intentions ? Ceci ne doit pas vous fâcher, vous voyez que je ne mets pas en doute la pureté des vôtres.

— Je vous en remercie ; mais vous ne devez pas me trahir, monsieur Black, je vais vous le prouver. Miss Butler n’a pas pour moi le sentiment auquel j’ai eu la folie d’aspirer. Je suis venu pour m’en convaincre, et je m’en vais. Jusque-là, n’ajoutez pas à mon chagrin l’humiliation d’être raillé. Voyons ; si, comme je le crois maintenant, vous êtes un excellent garçon, quel profit et quel plaisir trouverez-vous à cela ?

— Aucun… Mais laissez-moi réfléchir ; diable ! laissez-moi réfléchir ! Cela me paraît bien grave ! Si mademoiselle découvre la vérité, que pensera-t-elle de ma complicité dans une pareille aventure ?

— Et qui vous forcera de dire que vous m’avez reconnu avant elle ?

— La vérité, monsieur, la vérité. Je ne sais pas mentir, moi, Junius Black ; je n’ai jamais menti !

— Alors vous blâmez ce déguisement comme un mensonge ?

— Un peu, oui, je l’avoue. Seulement je me dis : c’est l’amour, et je ne sais pas ce que l’amour ferait de moi, s’il s’emparait de ma cervelle. Cela n’est jamais arrivé, et j’espère bien que cela n’arrivera jamais ; mais enfin je sais que l’amour fait faire des choses étranges, et c’est parce que je ne le connais pas que je ne puis juger de la dose de libre arbitre qu’il nous laisse. Quoi qu’il en soit, je ne vous promets rien, entendez-vous ?

— Eh bien ! faites ce que vous voudrez. Je pars. Adieu, monsieur