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— Mon ami, s’écria-t-il en m’apercevant, approchez, approchez, je vous prie, et dites-moi dans quel hôtel du Mont-Dore est descendue la famille Butler,… une famille anglaise qui doit être ici depuis huit jours ?

Je nommai l’hôtel sans daigner prendre la peine de changer mon accent. Si quelqu’un était incapable de me reconnaître, ce devait être M. Black.

Mais il se trouva que la chose la plus inattendue était précisément celle qui m’attendait. M. Black avait une mémoire fabuleuse et le sens de l’observation des lignes et des physionomies. Il me remercia de mon renseignement en levant son chapeau et en me disant : — Mille pardons, monsieur le comte ; je ne vous savais pas de retour en France, et je ne vous reconnaissais pas à première vue.

J’étais las de dissimuler, et j’étais d’ailleurs dans un paroxysme de totale désespérance. Je lui demandai de ses nouvelles, et lui témoignai combien j’étais surpris de sa pénétration.

— Mon Dieu ! me dit-il en mettant pied à terre, il y a comme cela en ce moment des personnes de votre caste qui se déguisent pour échapper à des dangers politiques imaginaires. Vous n’êtes pas, je pense, d’un caractère pusillanime ; mais, venant de loin, vous avez peut-être cru trouver ici tout à feu et à sang.

— Non, monsieur, répondis-je, je n’ai pas cru cela, et je ne crains aucune chose en ce monde. Je me suis déguisé ainsi pour revoir miss Butler sans qu’elle me reconnût.

— Miss Butler ? Pourquoi cela ? grand Dieu ! N’êtes-vous pas marié ?

— Je n’ai jamais été marié, et je l’aime toujours, puisque je me suis fait paysan pour me mettre à son service.

— Oh ! la singulière idée ! s’écria M. Black en jetant la bride de son cheval à son guide et en descendant avec moi la profonde rampe qui s’abaisse sur la vallée. C’est romanesque cela, très-romanesque ! Pas marié ! je m’en doutais. Je n’y croyais pas, à votre mariage… Mais mademoiselle a fait comme moi, elle vous a reconnu tout de suite, n’est-il pas vrai ?

— Si elle m’a reconnu, depuis huit jours que je suis auprès d’elle en qualité de guide, elle n’en a encore rien fait paraître, et je vous avertis, monsieur, que si vous me trahissez, vous me désobligerez particulièrement.

— Étrange, étrange, en vérité ! C’est un roman !… Mais je n’entends rien à ces choses-là, moi, et je ne crois pas devoir m’y prêter, d’autant plus que mademoiselle doit savoir à quoi s’en tenir. Il est vrai que vous êtes changé, très-changé, et très-bien déguisé, j’en conviens : on jurerait d’un montagnard ; mais enfin vous êtes vous, et non pas un autre. M. Butler aussi doit…