Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/562

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— C’est-à-dire, reprit Love en souriant avec une apparence de moquerie, que votre cœur est une pierre précieuse, et celui de la femme que vous aimez un peu de fange durcie ? Eh bien ! je commence à croire que vous ne l’aimez pas du tout, et que vous ne pensez qu’à vous estimer et à vous admirer vous-même. Peut-être que cette pauvre femme devine, au fond de votre grand amour pour elle, une espèce de mépris qui provient de votre orgueil. Vous vous êtes dit : « Ma manière d’aimer est la seule bonne, et cette femme-là qui aime autrement n’a pas de cœur. » Dès lors, moi, je me demande comment vous osez vous vanter d’aimer si fort et si bien la femme dont vous faites si peu de cas.

La leçon était nette. Je l’emportai pour la commenter dans mon cœur, car M. Butler venait de rentrer et recommençait à parler bas avec sa fille. Je retournai à mes cailloux, mais je ne pus continuer le moindre travail. J’étais hors de moi et comme épouvanté de l’idée que Love avait mise sous mes yeux. Était-ce donc moi que j’aimais en elle ? Avais-je caressé ma blessure au point de l’adorer et de me faire un mérite et une gloire de ma faiblesse et de ma souffrance ? N’y avait-il pas en moi une sorte de rage, peut-être une sorte de haine contre cette femme devenue insensible à force de s’exercer à dompter la douleur ? Je la sentais plus forte que moi, et j’en étais comme offensé et indigné. Peut-être même n’étais-je aussi acharné à sa poursuite que par besoin de me venger d’elle en lui faisant souffrir un jour tout ce que j’avais souffert. Qui sait si, du moment où je me sentirais ardemment aimé, je ne me trouverais pas tout à coup désillusionné et lassé par l’excès et la durée de la lutte ?

Tout cela était à craindre, car c’est là la marche ordinaire des passions, et j’étais profondément humilié de penser que, depuis cinq ans, j’étais peut-être ma propre dupe en me croyant embrasé d’un sentiment sublime, tandis que je n’étais que dévoré par un sauvage besoin de vengeance et de domination. J’attendais avec impatience le retour des domestiques de M. Butler. Aussitôt qu’ils reparurent, je m’enfuis au fond de la montagne, en proie au sombre problème qui m’agitait. Love avait mis le doigt sur la plaie, et si mon âme malade n’était pas perdue, du moins elle était menacée sérieusement, car j’essayais en vain de me calmer. J’étais en colère contre elle, et je brisais les arbustes qui me tombaient sous la main en me figurant briser mon idole avec un amer soulagement.

Comme j’errais au hasard depuis deux heures, je me trouvai à l’improviste sur la route de Clermont, et je vis venir à ma rencontre un personnage déhanché, tout habillé de gris et monté sur un cheval de louage que suivait une espèce de guide. Je m’arrêtai court en reconnaissant Junius Black.