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brave homme, et si j’étais à votre place, si j’avais une grande passion dans le cœur, je tâcherais de me contenter d’une amitié tendre et forte comme celle que votre femme a probablement pour vous.

Le discours à la fois élevé et naïf de Love me laissa muet quelques instans. Était-ce une prédication chrétienne donnée charitablement, en temps de république socialiste, à un prolétaire raisonneur ? Cela me paraissait d’autant plus probable qu’à cette époque on vit pendant un moment, fort court à la vérité, mais fort intéressant, une apparence d’entente cordiale extraordinaire entre le peuple, la bourgeoisie et même la noblesse. Feinte ou sincère, cette entente sembla devoir modifier essentiellement les mœurs. Les cœurs généreux et romanesques purent y croire ; pour tous ceux qui ne se jetèrent pas dans les luttes de parti et dans les questions de personnes, il y eut comme une ère nouvelle dans les relations, et les philosophes calmes et observateurs de la trempe de M. Butler et de sa fille durent en faire un sujet d’études et y prendre un intérêt de curiosité. Chez ceux-là, il y avait une réelle bienveillance et le désir beaucoup plus que la crainte de l’égalité. On faisait, pour ainsi dire, connaissance avec le peuple affranchi, car c’était un peuple nouveau, et qui ne se connaissait pas encore lui-même. Le peuple aussi interrogeait naïvement ses maîtres de la veille ; on cherchait à se pénétrer mutuellement avec un reste de méfiance mêlé à un besoin d’abandon. Tel était du moins l’état de nos provinces à cette époque pour les personnes de bonne foi et de bonne volonté. Je ne parle pas des autres.

XXV.

Il n’y avait donc pas, dans l’intérêt que Love m’accordait, une trop grande invraisemblance, et cependant j’y sentais une allusion si directe à notre situation mutuelle que je restais tremblant et éperdu, prêt à jeter le masque, prêt à le remettre, et ne sachant que résoudre.

— Vous direz tout ce que vous voudrez, repris-je ; mais dans les différences il y a du meilleur et du pire, du calcaire grossier qui n’est ni beau ni bon, et que vous ne regardez seulement pas, et du beau granite rempli de petits grenats et de cristaux fins qui brillent. Vous examinez ça curieusement, et vous êtes contente d’y trouver tant de choses qui font qu’une pierre dure est une bonne pierre, et qu’une pierre molle est une pierre si l’on veut. Eh bien ! je vous dis, moi, que c’est la même chose pour les humains. Il y a des cœurs tout en diamant où le soleil se joue quand on l’y fait entrer, et il y en a d’autres tout en poussière grise où il fait toujours nuit.