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ment, ma laideur relative et volontaire. Et tout à coup je me surprenais ivre de joie, en me persuadant qu’elle pouvait m’aimer encore tel que je me montrais à elle.

Quand je rapportai la plante à M. Butler, il était encore de bonne heure, et sa fille n’était pas éveillée. Nous ne devions pas faire de promenade. On voulait tenir compagnie à la pauvre recluse. On donnait campo aux guides. Je pensai qu’un peu d’importunité pour me rendre utile ou agréable quand même me laisserait un grand caractère de vraisemblance, et, cherchant un moyen de me faire rouvrir la porte de l’appartement, j’imaginai de mettre en tête des domestiques anglais de M. Butler une promenade pour leur propre compte. M. Butler ne les emmenait jamais avec lui, et, comme ils étaient préposés à la garde des chevaux et des effets, ils sortaient peu et se gorgeaient de thé et de rhum pour tuer le temps. François, après avoir excité leurs esprits flegmatiques, alla trouver M. Butler pour lui remontrer que ces pauvres garçons avaient bien envie de courir un peu, et que l’occasion était bonne, puisque, forcés nous-mêmes de ne pas sortir ce jour-là, nous pouvions, lui et moi, nous charger du soin des chevaux, et même du service des personnes, si toutefois nous n’étions pas trop désagréables à nos voyageurs. L’excellent Butler accepta d’emblée avec les bonnes paroles qu’il aimait à dire, et qu’il disait sans banalité de bienveillance. Les deux valets prirent la clé des champs. Le beau-père de François se chargea de les mener bien loin, François fut installé à l’écurie, et moi dans l’antichambre de l’appartement des Butler, avec la douce injonction de ne pas m’endormir assez profondément pour ne pas entendre la sonnette.

Toutes choses arrangées ainsi, M. Butler et son fils descendirent pour déjeuner, et Love resta sous ma garde. Il est vrai qu’une femme de la maison se tenait dans sa chambre pour l’aider à sa toilette. Quand cette toilette fut terminée, la servante ouvrit toutes les portes de l’appartement, et je vis Love, en peignoir blanc et en jupe rose, étendue sur une chaise longue, avec une table à côté d’elle, et sur cette table des livres, des plantes, des cailloux, des albums et des boîtes à insectes. Elle rangeait et choisissait des échantillons de laves, et je l’entendis les briser et les équarrir avec le marteau du minéralogiste. Cette tranquillité d’occupations et le bruit sec de ce marteau d’acier dans ses petites mains adroites et fortes me portèrent sur les nerfs.

— Va, lui disais-je en moi-même, passionne-toi pour des pierres, cela est bien dans ta nature, et tu pourrais frapper ainsi sur ton cœur sans crainte de l’entamer !

L’impatience devint si vive que je me levai, et parlant à la ser-