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autrement : il y a, pour les créatures humaines vraiment supérieures, plus d’une destinée possible, et elles portent en elles bien des puissances qu’une vie humaine, toujours si étroite, n’éveille et ne développe point. Je soupçonne que la nature de Mme Récamier était moins superficielle que ne l’a été sa vie, qu’elle eût pu éprouver des sentimens plus forts que ceux qu’elle a connus, et faire d’elle-même un plus sérieux emploi que ne l’ont exigé ses mondains triomphes ; mais ce seraient là, sur cette rare personne, des conjectures, et il ne s’agit ici que de ses Souvenirs.

J’ai dit que le livre où ils sont retracés était un monument de piété filiale. C’est aussi un monument des mœurs sociales de ces temps et de ces régimes si divers qu’a traversés Mme Récamier. La société révolutionnaire sortant de la révolution, la société de l’ancien régime rentrant en France, la société impériale s’élevant, brillant et tombant, la société en province sous le despotisme impérial, les étrangers attirés à Paris de tous les coins de l’Europe par la politique, la curiosité ou le plaisir, les Français répandus dans toute l’Europe par la guerre, la conquête ou l’exil, Paris, Rome, Naples, Coppet, Lyon, la Suisse, l’Allemagne, les personnages les plus célèbres de tous ces lieux et de toutes ces époques apparaissent, se succèdent dans cet ouvrage, et viennent s’y peindre eux-mêmes par leurs conversations, leurs lettres et les événemens considérables ou les incidens familiers de leur vie. On s’étonne quelquefois de n’apercevoir, de toutes ces grandes figures, que le côté, quelquefois petit, par lequel elles se rattachent à Mme Récamier ; on ne voit pas toujours sans un peu de surprise tant de publicité donnée à tant d’intimité, et l’auteur, passionnément préoccupé des intérêts ou des sentimens de cette personne chérie, n’a pas toujours assez pensé à ceux des personnes étrangères auxquelles il touchait en passant. Je retrancherais volontiers çà et là quelques citations et quelques passages. Je trouve, à propos de certains événemens, de leurs causes, de leurs conséquences et de leur action, une politique toute de sentiment personnel ou de salon, qui ne s’accorde guère, je pense, avec les récits et les appréciations de la grande et sérieuse histoire ; mais je n’ai nul goût à relever quelques fautes ou à quereller quelques détails dans un ouvrage remarquable par l’esprit généreux qui l’anime et attachant par le pieux sentiment qui l’a dicté. Tels qu’ils sont, les Souvenirs de Mme Récamier sont un livre rempli, pour les contemporains, d’un intérêt presque personnel et fait pour exciter vivement la curiosité historique et morale des générations qui ont envie de connaître les personnages quelles n’ont pas vus et les temps dont elles ne sont pas.


GUIZOT.