Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/538

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je suis toute prête à m’établir dans la même maison que vous. Si nous étions plus jeunes, je n’hésiterais pas : j’accepterais avec joie le droit de vous consacrer ma vie ; ce droit, les années et la cécité me l’ont donné ; ne changeons rien à une affection parfaite. » Je ne sais si M. de Chateaubriand trouva parfaite une affection qui ne partageait pas le tendre vœu qu’il exprimait, le pied déjà posé sur les marches de son tombeau ; mais pour elle-même et dans l’intérêt de sa singulière histoire, Mme Récamier eut raison de garder le nom qu’elle avait porté toute sa vie, et dont elle avait fait seule la célébrité.

Tant d’empressement à plaire, tant d’agrémens de tout genre pour plaire, tant de charme affectueux et de tendres soins pour ceux à qui elle avait plu, et tant de retenue et d’indépendance en même temps avec ceux qui lui plaisaient le plus, tant de sympathie et si peu d’entraînement, c’est surtout à ce rare mélange que Mme Récamier a dû ses universels et inépuisables succès. C’était une nature pleine à la fois d’attrait et de mesure, de douceur harmonieuse, de fine prudence et de fermeté cachée, prompte à se laisser charmer par le mérite, le talent, la distinction, le nom, la gloire, jamais dominée, même par ce qui la charmait, et donnant à ses amis un grand sentiment de confiance en elle et dans son affection, en leur laissant toujours à désirer et à attendre quelque chose de plus que ce qu’elle leur donnait. Jamais peut-être existence de femme n’a été plus habilement gouvernée à travers les difficultés des relations intimes et les écueils du monde, ni plus exempte de mécomptes à côté des succès, ni plus brillante sans grande aventure ni grand bruit.

Cette existence a-t-elle été aussi heureuse que brillante ? Il paraît qu’arrivée près du terme, Mme Récamier elle-même ne le pensait pas, car elle disait souvent à sa nièce combien, dans sa vie en apparence si animée et si douce, il y avait eu de vide et d’effort, et que jamais, à une femme pour qui elle aurait de l’amitié, elle n’en souhaiterait une pareille. Elle avait raison. Il a manqué à Mme Récamier les deux choses qui peuvent seules remplir le cœur et la vie ; il lui a manqué le bonheur ordinaire et le bonheur suprême, le sort commun des femmes et le privilège, quelquefois chèrement acheté, de quelques-unes, les joies de la famille et les transports de la passion. En faut-il chercher la cause dans les accidens de sa destinée ou dans le fond même de sa nature ? Eût-elle été capable de goûter, sans autre désir, le bonheur simple d’une femme et d’une mère, ou de s’absorber dans un sentiment plus ardent et plus exclusif que celui qu’elle éprouvait pour M. de Chateaubriand, certainement l’homme qu’elle a le plus aimé ? La plupart des lecteurs de ses Souvenirs inclineront à dire que non et à croire que Mme Récamier a été tout ce que par nature elle pouvait être. Je serais tenté d’en penser