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de la rivalité diplomatique entre Matthieu de Montmorency et M. de Chateaubriand, est sans doute une des plus complexes, des plus bizarres et des plus difficiles que je connaisse ; mais je suis sûr que vous vous tirez d’affaire avec un naturel admirable, que vous portez toutes les confidences, que tout le monde est content, et que personne n’est trahi. »

Le duc de Laval avait raison ; Mme Récamier ne trahissait et ne mécontentait personne. C’est qu’elle portait, dans les situations les plus complexes et avec les amis les plus contraires, une généreuse disposition, la plus sympathique et la plus pacifique de toutes ; en demeurant étrangère à tous les partis, à tous les systèmes, à tous les débats spécialement politiques, elle avait un goût très vif pour tout ce qui était élevé, beau ou bon, brillant ou attachant ; elle le sentait, le démêlait à travers toutes les opinions, sous tous les drapeaux, s’en saisissait comme d’un trait d’union entre elle et la personne qu’elle remarquait à ce titre, et le trait d’union devenait un lien que rien ne pouvait rompre. Jamais femme n’a été plus sensible au mérite personnel, quel qu’en fût le genre, ne lui a témoigné plus de sympathie et ne lui est demeurée plus fidèle, malgré les embarras des situations ou même les désagrémens des apparences. C’est par là qu’au milieu d’amis et d’habitudes aristocratiques, Mme Récamier était vraiment et pratiquement libérale ; elle avait, pour M. Ballanche ou M. Ampère, les mêmes soins que pour le duc de Laval ou le duc de Noailles. Et ce n’était pas simplement de sa part un raffinement de coquetterie ou une habileté de salon ; elle prenait le même plaisir à jouir de leurs mérites ou de leurs agrémens très divers, et leur portait à tous une sincère amitié.

Elle était libérale aussi par un autre sentiment, qui marquait en elle autant de dignité que de bon sens. Cette personne, si recherchée et si entourée du monde aristocratique, français et européen, n’oublia jamais qu’elle était née bourgeoise, et resta toujours fidèle aux amis, aux convenances et à la cause de sa condition native, aussi fidèle à Mme Delphin, sa belle-sœur, et à M. Paul David, neveu de son mari, qu’à Mme de Staël ou à M. de Montmorency. Ni dans les deux volumes que publie sa nièce, ni dans mes propres souvenirs à son sujet, je n’entrevois en elle aucune trace d’enivrement vaniteux et frivole. Tentée un moment d’entrer dans une famille royale et de devenir princesse, elle s’arrêta, par scrupule et bon goût pour elle-même autant que par devoir envers son vieux et paternel mari. Après la mort de Mme de Chateaubriand, M. de Chateaubriand, qui avait alors soixante dix-neuf ans, lui demanda avec instances de l’épouser pour vivre auprès de lui et porter son nom ; elle s’y refusa : « A quoi bon ? lui dit-elle ; à nos âges, quelle convenance peut s’opposer aux soins que je vous rends ? Si la solitude vous est une tristesse,