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de feu pour tant d’éclat. Plus de trente ans se sont écoulés sans que j’aie eu avec elle aucune relation ; je ne l’ai même, durant ce temps, que rarement rencontrée. Je l’ai revue après 1840, vieille alors, mais conservant, avec une convenance parfaite pour son âge, une grâce digne et séduisante qui réveillait les souvenirs de sa jeunesse et de ses succès : mon amitié pour M. et Mme Lenormant me rapprocha d’elle ; j’allai quelquefois chez elle ; elle me reçut avec bonté ; des rapports pleins de bienveillance et de goût mutuel s’établirent entre elle et ma mère. Je l’ai assez vue, elle-même et ses entours, pour la bien connaître ; je n’ai point vécu sous son charme ; je ne garde d’elle qu’un souvenir de spectateur ; je pense à elle et je parle d’elle sans aucune gêne ni aucun parti-pris.

Ce qui me frappe surtout en elle, c’est l’unité de son caractère et de sa vie : elle a traversé des temps très divers, dans des situations et entourée de relations aussi très diverses ; elle n’en a point contracté les incohérences, ni accepté les luttes, ni subi les vicissitudes. Sous le directoire, sous l’empire, sous la restauration, sous la monarchie de 1830, à Paris, à Lyon, à Rome, à Naples, à l’Abbaye-aux-Bois et à la Chaussée-d’Antin, avec ses amis bonapartistes, légitimistes ou libéraux, riche ou ruinée, errante dans l’exil ou retirée dans un couvent, elle est restée constamment la même, gardant, en dépit des influences et des exigences extérieures, ses sentimens, ses idées, ses goûts, ses habitudes personnelles. On peut dire que tel de ces régimes lui convenait mieux ou lui était plus sympathique que les autres ; elle n’a appartenu à aucun ; elle ne s’est laissé marquer d’aucune empreinte ni soumettre à aucun joug ; elle a été toujours et partout, et avec tout le monde, Mme Récamier, rien de moins, rien de plus et rien autre. Il y a bien de la dignité, et aussi bien de la force cachée sous une douce apparence, dans cette indépendance et cette permanence de la personne morale, quels que soient l’air qu’elle respire, les circonstances qui l’entourent et les spectacles auxquels elle assiste.

C’est grâce à ce mérite général que Mme Récamier a possédé un mérite particulier, rare en tout temps et précieux surtout de nos jours et pour elle ; elle est restée modérée et équitable au milieu des passions politiques les plus vives ; ses plus intimes amis, ses plus fervens adorateurs ont été, la plupart du moins, des hommes politiques, souvent adversaires, quelquefois ennemis ; elle les comprenait tous et leur faisait justice à tous, non par des complaisances alternatives et trompeuses, mais par une impartialité sereine et douce, en tenant leur affection pour elle et son amitié pour eux en dehors de leurs querelles, fermement et ouvertement résolue à ne se brouiller avec aucun d’eux, quelles que fussent entre eux leurs brouilleries. « Votre situation, lui écrivait le duc de Laval au moment