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et ma raison ne serait pas sans reproche ; mais qu’importe d’avoir été prudent quand on est bien malheureux ? Vous me manquez comme si nous avions passé beaucoup de temps ensemble, comme si nous avions beaucoup de souvenirs communs. Comment s’appauvrit-on à ce point de ce qu’on ne possédait pas hier ? Ce serait inexplicable, s’il n’y avait pas un peu d’éternité dans certains sentimens. On dirait que les âmes, en se touchant, se dérobent à toutes les conditions de notre pauvre existence, et que, plus libres et plus heureuses, elles obéissent déjà aux lois d’un monde meilleur. »

L’empressement et la sympathie des visiteurs étrangers pour Mme Récamier ne se manifestaient pas toujours avec tant d’émotion et de gravité. « Dans l’hiver de 1807 à 1808, le grand-duc héréditaire de Mecklembourg-Strélitz, frère de la reine de Prusse, vint à Paris. Ce fut à un bal de l’Opéra qu’il rencontra pour la première fois Mme Récamier, qu’il avait une vive curiosité de connaître : après avoir causé avec elle toute une soirée, il lui demanda la permission de la voir chez elle ; mais, avertie de la défaveur que valait la fréquentation de son salon aux étrangers, princes souverains ou autres, qui venaient à Paris pour faire leur cour au vainqueur de l’Europe, elle lui répondit que, profondément honorée du désir qu’il voulait bien lui exprimer, elle croyait devoir s’y refuser, et elle lui donna les motifs de ce refus ; il insista et écrivit pour obtenir la faveur d’être admis. Touchée et flattée de cette insistance, Mme Récamier lui indiqua un rendez-vous un soir où sa porte n’était ouverte qu’à ses plus intimes amis. Le prince arrive à l’heure indiquée, laisse sa voiture dans la rue à quelque distance de la maison, et voyant la porte de l’avenue ouverte, s’y glisse sans rien dire au concierge, et avec l’espérance de n’en être pas aperçu ; mais le portier avait vu un homme s’introduire dans l’avenue et marcher rapidement vers la maison. « Hé, monsieur, lui crie-t-il, où allez-vous ? Qui demandez-vous ? que cherchez-vous ? » Le grand-duc, au lieu de répondre, se met à courir, et confirme ainsi le concierge dans la pensée qu’il a affaire à un malfaiteur. Le prince et le vigilant gardien arrivent en même temps dans l’antichambre qui précédait le salon au rez-de-chaussée habité par Mme Récamier ; elle entend un bruit de voix et des menaces ; elle veut savoir la cause de ce trouble, et trouve le grand-duc de Mecklembourg pris au collet par ce serviteur trop fidèle, aux mains duquel il se débattait. Elle renvoya le portier à sa loge et reçut le prince avec beaucoup de reconnaissance et de gaieté. »

Plus prudent et plus adroit que le grand-duc de Mecklembourg, M. de Metternich alla chez Mme Récamier sans braver ni empereur ni concierge. Il l’avait aussi rencontrée aux bals de l’Opéra, alors fort à