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certain que je songeais plus à la reconnaître et pour ainsi dire à la deviner qu’à lui faire les premières phrases d’usage, lorsqu’elle me dit, avec une grâce vive et pénétrante, qu’elle était ravie de me connaître, que M. Necker, son père À ces mots, je reconnus Mme de Staël ! Je n’entendis pas le reste de sa phrase, je rougis, mon trouble fut extrême. Je venais de lire ses Lettres sur Rousseau ; je m’étais passionnée pour cette lecture. J’exprimai ce que j’éprouvais plus encore par mes regards que par mes paroles ; elle m’intimidait et m’attirait à la fois. On sentait tout de suite en elle une personne parfaitement naturelle dans une nature supérieure. De son côté, elle fixait sur moi ses grands yeux, mais avec une curiosité pleine de bienveillance, et elle m’adressa sur ma figure des complimens qui eussent paru exagérés et trop directs, s’ils n’avaient pas semblé lui échapper, ce qui donnait à ses louanges une séduction irrésistible. Mon trouble ne me nuisit point ; elle le comprit et m’exprima le désir de me voir beaucoup à son retour à Paris, car elle partait pour Coppet. Ce ne fut alors qu’une apparition dans ma vie, mais l’impression fut vive. Je ne pensais plus qu’à Mme de Staël, tant j’avais ressenti l’action de cette nature si ardente et si forte. »

Je ne sais si Mme de Staël aussi a décrit quelque part son impression à sa première rencontre avec Mme Récamier ; mais, à coup sûr, elle aussi fut vivement frappée. Il suffit, pour en demeurer convaincu, de lire quelques-unes des lettres qu’elle lui écrivit dans le cours de leur longue intimité, et que Mme Lenormant a insérées dans ces deux volumes. C’est une effusion continue d’admiration et de tendresse passionnée, et une confiance pleine d’abandon dans la sympathie, l’affection, la fidélité de l’amie avec qui elle passe tour à tour de la contemplation à l’épanchement. Ces deux personnes se séduisaient et se fascinaient mutuellement, l’une par sa beauté et le charme pénétrant de son commerce, l’autre par la puissance de son âme et de son esprit, qui se répandait comme un torrent autour d’elle, et par la franchise impétueuse et généreuse qu’elle portait dans toutes ses relations, quel qu’en fût le caractère. Jamais peut-être deux femmes, toutes deux célèbres, n’ont été aussi sincèrement unies, et n’ont joui aussi vivement, dans l’intimité comme sous les yeux du monde, de leur très diverse célébrité.

En se liant avec Mme de Staël, Mme Récamier entra dans un troisième monde, fort différent des deux où elle avait déjà tant de succès et d’amis. Là se groupaient des hommes d’un esprit rare, politiques lettrés, libéraux de mœurs et de goûts aristocratiques, les uns débris vivans, les autres héritiers fidèles de 1789, tous décidés, malgré leurs tristesses et leurs mécomptes, à maintenir les principes généreux de cette grande époque et à ne pas désespérer de ses