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que la vanité pour séduire la vertu. « Napoléon, dit-il à Mme Récamier, n’a pas encore rencontré de femme digne de lui, et nul ne sait ce que serait son amour, s’il s’attachait à une personne pure ; assurément il lui laisserait prendre sur son âme une grande puissance qui serait toute bienfaisante. » Mme Récamier résistait toujours, cachant sous des paroles de défiance modeste son inquiétude et son dégoût. Fouché s’impatienta, et, sans doute de l’aveu du maître, il lui dit un jour : « Vous ne m’opposerez plus de refus ; ce n’est plus moi, c’est l’empereur lui-même qui vous propose une place de dame du palais, et j’ai l’ordre de vous l’offrir en son nom. » Forcée de s’expliquer, Mme Récamier, qui avait consulté son mari et reçu de lui pleine liberté de suivre ses propres sentimens, répondit par un refus positif. Fouché changea de visage, et, passant de l’impatience à la colère, « il éclata en reproches contre les amis de Mme Récamier, surtout contre Matthieu de Montmorency, qu’il accusait d’avoir contribué à préparer cet outrage à l’empereur. Il fit un morceau contre la caste nobiliaire, pour laquelle, ajouta-t-il, l’empereur avait une indulgence fatale, et il quitta Clichy pour n’y plus revenir. »

La haine du vieux jacobin ne se trompait pas : en même temps qu’elle vivait et brillait dans le monde de la révolution et de l’empire, Mme Récamier avait contracté d’intimes relations dans l’ancienne société française, déjà rétablie à son rang mondain, quoiqu’à peine sortie de la proscription, et là aussi elle était entourée d’adorateurs. C’était au descendant de la plus illustre maison de la vieille monarchie qu’elle racontait les menées du proconsul révolutionnaire de Lyon pour la faire dame du palais du nouvel empereur. Trois générations de Montmorency, Matthieu, vicomte de Montmorency, Adrien, duc de Laval, et Henri de Montmorency, son fils, offraient à Mme Récamier leurs fervens hommages. « Ils n’en mouraient pas tous, disait le duc de Laval, mais tous étaient frappés. » Aucun ne fut frappé aussi profondément que Matthieu de Montmorency : cœur tendre, noble caractère, esprit médiocre, libéral ardent en 1789, chrétien et royaliste repentant en 1800, mais fidèle dans ses amitiés, quelles que fussent les révolutions de ses idées, ce vertueux grand seigneur s’éprit pour Mme Récamier d’une passion pieuse et ombrageuse, qui fut pour lui, pendant vingt-six ans, une préoccupation sérieuse et charmante, bien que quelquefois un tourment, et pour elle un doux et salutaire appui. Il l’aimait en amant, la respectait en frère, et veillait sur elle en directeur tendre et inquiet. Plus spirituel et plus frivole, le duc de Laval, homme du monde élégant et distrait, diplomate intelligent et digne, causeur agréable, fertile en mots heureux et imprévus, garda toute sa vie à Mme Récamier, malgré bien des embarras