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surtout aux femmes qui en étaient les héroïnes. » Pour une nature élevée, fine et honnête comme la sienne, c’était bien assez que les nécessités du temps lui en fissent entrevoir les hommes.

Heureusement pour elle, d’autres hommes entraient alors en scène, d’autres groupes se reformaient au sein de la France encore indignement gouvernée, mais qui du moins n’était plus odieusement égorgée. Bonaparte et son entourage, famille et compagnons de guerre, montaient au pouvoir sous la bannière de l’ordre. Les proscrits de toute classe et de toute date, nobles et bourgeois, prêtres et laïques, émigrés et constitutionnels de 1789, rentraient peu à peu dans leur patrie et dans leur situation. C’est au milieu d’une société empressée de redevenir régulière, tranquille et décente que Mme Récamier, à peine âgée de vingt ans et déjà célèbre pour sa beauté, allait vivre et briller.

C’est avec le héros et le maître de ce monde nouveau que, dans le récit de sa nièce, on la rencontre d’abord. « Le 10 décembre 1797, le directoire donna une fête triomphale en l’honneur et pour la réception du vainqueur de l’Italie, Cette solennité eut lieu dans la grande cour du palais du Luxembourg : au fond de cette cour, un autel et une statue de la liberté ; au pied de ce symbole, les cinq directeurs revêtus de costumes romains ; les ministres, les ambassadeurs, les fonctionnaires de toute espèce rangés sur des sièges en amphithéâtre ; derrière eux, des banquettes réservées aux personnes invitées. Les fenêtres de toute la façade de l’édifice étaient garnies de monde ; la foule remplissait la cour, le jardin et toutes les rues aboutissant au Luxembourg. Mme Récamier prit place avec sa mère sur les banquettes réservées. Elle n’avait jamais vu le général Bonaparte ; mais elle partageait alors l’enthousiasme universel, et elle se sentait vivement émue par le prestige de cette jeune renommée. Il parut ; il était encore fort maigre à cette époque, et sa tête avait un caractère de grandeur et de fermeté extrêmement saisissant. Il était entouré de généraux et d’aides-de-camp. À un discours de M. de Talleyrand, ministre des affaires étrangères, il répondit quelques brèves, simples et nerveuses paroles, qui furent accueillies par de vives acclamations. De la place où elle était assise, Mme Récamier ne pouvait distinguer les traits de Bonaparte : une curiosité bien naturelle lui faisait désirer de les voir. Profitant d’un moment où Barras répondait longuement au général, elle se leva pour le regarder. À ce mouvement, qui mettait en évidence toute sa personne, les yeux de la foule se tournèrent vers elle, et un long murmure d’admiration la salua. Cette rumeur n’échappa point à Bonaparte ; il tourna brusquement la tête vers le point où se portait l’attention publique, pour savoir quel objet pouvait distraire de sa présence