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courage, son amour chevaleresque, avaient été impuissantes à lui conquérir même le cœur de sa femme. Enfin, dernière misère, la trahison se glisse dans son palais, et c’est un membre de sa famille, Mordred, qui livre le royaume aux païens ! M. Tennyson a plaint comme nous la destinée mélancolique du roi Arthur, et ce sentiment de pitié remplit la dernière des quatre idylles, intitulée Genièvre.

Sir Mordred, le neveu d’Arthur, « la bête subtile et rampante, couchée bassement les yeux fixés sur le trône, prête à bondir, n’attendant qu’une occasion heureuse, » poussé par un de ces vils mouvemens familiers à sa nature, se permit un jour d’espionner la reine Genièvre, et fut surpris dans cette occupation par Lancelot, qui, avant d’avoir eu le temps de le reconnaître, lui infligea le châtiment dû à sa couardise. Le chevalier s’excusa galamment dès qu’il reconnut le neveu du roi ; mais il était trop tard. La haine était entrée dans le cœur de Mordred, et la crainte dans le cœur de la reine. Le traître continua d’épier les amans jusqu’à ce qu’il eût la preuve manifeste de leur péché, et alors éclata le dénoûment sinistre. Lancelot fut forcé de fuir, poursuivi par Arthur. La reine repentante se retira au couvent d’Almesbury. Le poète nous la représente pleurant dans la solitude, n’ayant à ses côtés qu’une jeune novice dont le babillage, enfantin fourmille de cruautés innocentes. L’enfant veut consoler la dame affligée dont elle ne sait pas le nom, et chacune de ses paroles est une blessure nouvelle : « Oh ! je vous en prie, noble dame, ne pleurez pas davantage ; laissez-vous consoler par mes paroles, les paroles d’une si petite créature qui ne sait rien, rien qu’obéir… Pesez vos chagrins contre ceux de notre seigneur et maître le roi ; ils vous paraîtront plus légers par la comparaison… Ah ! douce dame, les chagrins du roi doivent être trois fois au moins aussi grands qu’aucun des nôtres. Pour moi, je remercie le ciel de ce que je ne suis pas née parmi les grands, car, lorsque par hasard il m’arrive un chagrin, je pleure mes larmes en silence, et tout est dit ; personne ne le sait, et mes larmes m’ont fait du bien. Mais quand bien même les chagrins des petits seraient aussi considérables que ceux des grands, les grands ont encore ce chagrin ajouté à tous les autres, que, si vif que soit leur désir du silence, ils ne peuvent pleurer derrière un voile. » Chacune de ces paroles rouvre une blessure et devient un châtiment de la faute commise, tant qu’à la fin la reine éclate et que l’enfant s’enfuit effrayée. À peine la novice a-t-elle disparu, qu’un nouveau châtiment se présente sous la forme même du roi Arthur ; cette fois ce ne sont plus des reproches indirects, mais des accusations solennelles qui tombent sur la conscience de la coupable Genièvre, étendue pâle et sans souffle aux pieds du roi.