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consolation même lui est refusée. Cependant un jour passe sur son cheval, brillant et joyeux, paré comme pour un tournoi que présiderait la reine Genièvre, le beau chevalier à la renommée immortelle, sir Lancelot du Lac. L’image se réfléchit dans le miroir, et cette fois la dame de Shalott ne peut y tenir, elle se lève et tourne ses regards vers Camelot ; mais soudain la toile magique s’évanouit, et le miroir se brise. Tout est fini, et la malédiction est sur moi, dit la dame de Shalott. Alors elle se dirige vers la rivière, détache un bateau sous un saule, inscrit son nom sur la proue, et se laisse aller au courant qui l’emporte vers Camelot, séjour du chevalier, objet de son rêve. Toute la nuit le bateau flotta, et au matin il vint échouer au pied des tours de la ville. Grand fut l’étonnement des bons citadins lorsqu’ils trouvèrent un cadavre en robe blanche, et que l’inscription de la proue leur eut appris que ce cadavre était celui de la dame de Shalott, dont ils avaient si souvent parlé. On s’entretint à la cour de ce merveilleux événement pendant toute une journée, et le bon Lancelot murmura une prière hâtive, sans se douter qu’il était la cause de la mort de la dame de Shalott. C’est vraiment dommage, dit-il tout rêveur :

But Lancelot mused a little space ;
He said : he has a lovely face ;
God in his mercy tend her grace,
The lady of Shalott.

Telle est, il me semble, la fidèle histoire du talent poétique de M. Tennyson. Comme la dame de Shalott, il possède un miroir magique dans lequel toutes les réalités de la vie reflètent leurs images. Il peint les surfaces colorées, les apparences et les formes sans cesse renouvelées que lui renvoie le miroir, et il les peint toutes également bien ; mais il semble qu’il lui soit défendu de détourner la tête, de se mêler au monde des vivans, et de partager ses joies et ses douleurs. Être à la fois si près et si loin de la réalité et de la vie, quel supplice ! La réalité est à sa porte, et il doit se contenter de son image ; la vie s’agite à deux pas de lui, et il ne peut jouir que de ses reflets. Souvent, en lisant ses œuvres, nous éprouvons comme un sentiment de lassitude, et nous sommes comme rassasiés de beaux spectacles ; c’est un sentiment qu’il a dû lui-même éprouver plus d’une fois. Les dieux sont impitoyables pour ceux auxquels ils accordent leurs dons ; une sentence prononcée d’en haut pour sa gloire semble interdire à notre poète de partager les sentimens de la bruyante humanité, sous peine de perdre le don de peindre les spectacles qu’elle présente. Peut-être, s’il détournait la tête, le miroir magique se briserait-il, la toile magique s’évanouirait-elle. Hélas ! en se plaçant à