Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/482

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il eut la pensée d’amuser ses protectrices avec les bizarres projets qui tourmentaient alors les cerveaux de l’humanité des deux sexes : entre toutes ces utopies, il choisit la plus séduisante, celle qui se prêtait le plus facilement à une conversation galante, la question des droits de la femme ; mais jamais il ne put se résoudre à exprimer cette bizarrerie dans le langage des simples mortels, il en fit un rêve, un vrai conte à amuser des fées. Ainsi retenez bien ce premier caractère essentiel : il n’appartient pas à la grande famille, mais il vit dans son intimité et sous sa protection ; il est page dans le royaume des fées.

Ce n’est pas un page espiègle, enjoué, bruyant, tourmenté par les esprits animaux ; il n’a rien de ce que les Anglais appellent si bien buoyancy, c’est un page sérieux, studieux, ingénieux, un peu mélancolique et volontiers sentimental. Il n’a pas d’ardeurs de sang, pas d’appétits charnels ; son tempérament est lymphatique et surtout nerveux ; il s’abandonne aisément à l’émotion, et pourtant il est froid. Oui, une certaine froideur élégante, qui marque toutes ses compositions, est peut-être le caractère le moins fugitif de son talent. Prenez par exemple ses descriptions de la nature, et cherchez à quelle époque de l’année elles se rapportent de préférence. Le printemps avec ses mollesses et ses sourires n’est point sa saison préférée, encore moins l’été avec ses richesses et ses ardeurs. Tous ses paysages se rapportent essentiellement à cette époque de l’année où la nature, amaigrie, déjà souffrante, se présente à nous avec une physionomie noblement résignée : l’automne et les premières semaines de l’hiver. L’automne est l’époque où la nature apparaît avec une beauté presque immatérielle, une beauté de l’âme et de l’esprit, qui laisse bien loin derrière elle les voluptueuses efflorescences du printemps et les fiches formes de l’été. À ce moment de l’année, la nature est, comme on dit aujourd’hui, tout à fait distinguée, rien n’égale ses teintes rosées, ses brumes dorées, les couleurs délicates de ses couchers de soleil et la transparence de son atmosphère. L’automne est vraiment la seule saison à laquelle on puisse rapporter les paysages de Tennyson. Ils sont froids et élégans ; tous les objets y étincellent comme les glaçons au bout des branches, ou comme les fleurs de givre aux fenêtres sous les premiers soleils d’hiver. Et ce ne sont pas seulement ses descriptions de la nature qui portent ce caractère de froideur brillante :

Bright as light, and clear as wind !


Tous les milieux dans lesquels il a placé les scènes de ses poèmes, que ce soit un paysage, un palais ou un temple, sont illuminés de la même clarté glacée. Il semble qu’on se promène dans une grotte