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Je voudrais esquisser la physionomie poétique d’Alfred Tennyson en m’efforçant de faire comprendre la beauté intime de ses œuvres. En vérité, la tâche est embarrassante. Ces œuvres sont si délicates, si fragiles ou si aériennes, qu’on hésite à les toucher, et que même on retient son souffle pour les contempler. Autant vaudrait essayer de saisir la bulle de savon irisée pour en montrer les couleurs, ou essayer de faire comprendre par de sèches paroles l’incomparable fraîcheur d’une fleur des haies un quart d’heure après qu’elle a été cueillie. Il est toujours difficile d’expliquer le charme d’un poète étranger ; mais la difficulté est double avec un talent comme celui de M. Tennyson. Chez lui, les nuances prennent la place des couleurs, et les réalités de la vie, bien vite oubliées, ne sont qu’un prétexte à rêveries. Lui-même a exprimé cette difficulté particulière dans une de ces ravissantes petites pièces qu’on prendrait pour des diamans, tant elles brillent, et qui au toucher se dissolvent comme une goutte d’eau. Dans cette petite pièce, en même temps qu’il exprime la difficulté qu’on éprouve nécessairement à le comprendre, il donne pour ainsi dire aux profanes le conseil de ne pas pénétrer dans son domaine.


« Ne tourmente pas l’âme du poète avec tes ineptes saillies de bel esprit ; ne tourmente pas l’âme du poète, car tu ne peux plonger jusqu’au fond. Il faut qu’elle soit toujours claire et brillante, comme une rivière à l’éclat cristallin qui coule sans jamais s’arrêter, brillante comme la lumière, transparente comme le vent.

« Sophiste au sombre front, n’approche pas, car le domaine du poète est terre sainte. N’approchez pas, creux sourire et glaciale raillerie ; pour vous éloigner, je jetterai de l’eau bénite sur les fleurs odorantes des lauriers qui entourent ce domaine. Les fleurs se faneraient sous vos cruelles railleries. Votre œil porte la mort, et le froid que souffle votre haleine gèlerait les plantes délicates. De la place où vous êtes, vous ne pouvez entendre le ramage de l’oiseau qui chante dans les bosquets intérieurs. Au milieu du jardin, le joyeux oiseau chante, et ce chant s’éteindrait, si vous entriez. Au milieu du jardin bondit une fontaine étincelante comme la nappe de lumière que forme l’éclair, elle bondit toujours brillante et avec un sourd et mélodieux tonnerre. Jour et nuit, elle coule du sommet de la montagne empourprée qui s’élève là-bas à l’horizon ; elle tombe d’une pelouse unie et ombragée, et la montagne la tient du ciel lui-même, et cette fontaine chante un chant d’éternel amour. Cependant, quoique sa voix soit bien sonore et bien claire, vous ne pouvez pas l’entendre, vos oreilles sont si dures ! Donc restez où vous êtes ; vous êtes souillés de péchés, et la fontaine rentrerait en terre, si vous entriez dans le jardin. »


Voilà des menaces terribles pour nous profanes qui nous proposons de pénétrer dans ce domaine magique. Si les œuvres du poète sont délicates et fragiles, sa physionomie est très difficile à saisir et