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donner le perfide conseil d’abandonner la vérité pour la beauté, et de se consoler des devoirs ingrats de la vie par un poétique épicurisme. Je ne suis point responsable, je le déclare, des paroles que je viens de prononcer ; je n’ai fait que traduire en prose vulgaire les chants de sirène qui bourdonnent aux oreilles et les suggestions tentatrices qui font battre le cœur lorsqu’on s’abandonne à la dangereuse lecture des poètes. Oui, tous, plus ou moins, conseillent au lecteur la maxime des poètes antiques : carpe diem. Ils ne donnent pas sans doute ce conseil avec la brutalité des anciens, désireux avant tout d’économiser le temps et de remplir les heures, fût-ce aux dépens de l’âme ; mais ils ont mille manières ingénieuses et délicates de l’insinuer : ils font flotter devant nos yeux mille formes changeantes, qui semblent n’apparaître un instant que pour nous donner le désir de les revoir encore ; ils nous bercent de rêves qui font regretter le réveil, qui font souhaiter de nous anéantir encore dans le doux sommeil. Ils doublent le prestige du plaisir, idéalisent la volupté, la rendent morale comme une vertu, et transforment en volupté la cruelle souffrance. Oh ! quelle dangereuse enchanteresse que la poésie, et que ses enchantemens peuvent être terribles sur les âmes d’élite, ouvertes à toutes les délicates impressions ! Viviane n’eut pas sur Merlin une puissance comparable à l’action que certains poètes exercent sur les âmes qu’ils ont séduites. Quels doux et dangereux tyrans, pour ceux qui se sont une fois laissé soumettre, qu’un Byron, un Shelley, un Keats ! Et ce qu’il y a de pis, c’est que l’âme ensorcelée bénit son esclavage, et que, n’en pouvant vivre, elle aime à en mourir.

Voilà les paroles que je n’ai cessé d’entendre murmurer à mes oreilles comme par des voix invisibles, tant qu’a duré l’enchantement où m’a plongé pendant quelques jours la lecture répétée des poèmes d’Alfred Tennyson, et je les place comme une introduction naturelle en tête des pages où je voudrais résumer les impressions que m’a laissées ce poète charmant, maître dans l’art du bien dire. Comme avec lui on oublie volontiers les platitudes et les turpitudes de la vie réelle ! Ce n’est pas lui qui vous fera jamais songer qu’il y a au monde des menteurs et des imbéciles. Il vous transporte dans un pays où toutes choses vivent dans une harmonie paisible et dans une entente fraternelle, où le ver ne pique la rose que pour lui donner un attrait nouveau, où la couleuvre ne déroule ses anneaux que pour faire valoir la transparence de l’eau dans laquelle se baigne son corps souple et mince. Vous lisez, vous lisez… jusqu’à ce que vos yeux éblouis se ferment, que vos oreilles refusent d’entendre, que la lassitude de la beauté vous plonge dans ce sommeil des mangeurs de lotus que le poète a si bien chanté.