tragédiens, le père et le fils. Quel en est le sens général ? Le premier a réussi par l’interprétation simple, le second par la mise en scène. Il suffisait à Edmund Kean de tréteaux quelconques dans la première grange venue ; Charles Kean a besoin de toiles artistement peintes, de trucs savans, de torrens d’harmonie, de flots de gaz. Lequel des deux est le plus osant et le plus fort ? Lequel des deux s’adresse à ce qu’il y a de vraiment ailé, de vraiment divin chez le spectateur qu’il attire ? Et d’ailleurs notez ceci : on applaudit l’un, — le premier, — avec fureur ; l’autre, en fin de compte, par l’entremise de son biographe, qui est aussi son ami, se plaint de « la froideur du public. » Son raisonnement est curieux. Les acteurs sont moins bons parce que les bravos sont plus rares, nous dit-il avec une parfaite conviction. Applaudissez plus souvent, nous serons meilleurs. Étrange prétention à côté de ce luxe matériel, éblouissant, étourdissant, sous lequel ils étouffent la poésie ! Ne voient-ils donc pas que leurs costumes, si riches, si curieusement vrais, si singuliers, si amusans, prennent déjà une partie de l’attention, et que leurs tirades en pâtissent ? Ne comprennent-ils pas qu’après un déploiement de cortèges bariolés, de banquets magnifiques, de ballets voluptueux, les sens émoussés ne perçoivent plus ni les intonations de leur voix, ni l’expression de leurs regards, ni les délicatesses de leur jeu ? Est-il donc si malaisé de se rendre compte d’un effet si simple ? Pourquoi dans l’église sombre ne laisse-t-on pas pénétrer à flots les rayons célestes ? Pour que l’autel resplendisse étincelant de flambeaux. Avec quoi se fait la lumière sur une toile de Rembrandt ? A grands renforts de tons mats et sourds, parmi lesquels le point voulu se détache brusquement et scintille à l’œil. L’imagination, cet œil intérieur, a besoin, comme la vision purement physique, d’être éveillée, alléchée par ces contrastes habiles. Sollicitée en sens divers, sans ménagement, avec une sorte de violence brutale, elle se disperse, se lasse et s’endort. Où manque le recueillement, la réflexion, on ne peut compter sur cet effort passionné par lequel l’intelligence vulgaire s’élève au niveau de la compréhension poétique. Tout ceci est élémentaire ; mais ce qui l’est aussi, c’est qu’on n’est pas à volonté un grand tragédien, et qu’on est au contraire, quand on le veut, — avec de belles et bonnes guinées, — un metteur en scène magnifique. Reste à choisir entre ces deux formes du capital, — le génie et les écus. Hélas ! la question est jugée depuis longtemps : on n’a jamais recours à la seconde que lorsque la première fait défaut.
E.-D. FORGUES.