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comédien gentleman. — Permettez-moi de penser, répliqua Sheridan parfaitement calme sous l’insulte, que maintenant vous en voyez un. »

Charles Kean peut revendiquer, lui aussi, ce beau titre de gentleman. Dans la mauvaise fortune, il a déployé une véritable énergie ; dans la médiocre, une modestie de bon goût et de bon sens ; dans la prospérité, un esprit de vraie courtoisie, beaucoup de droiture et de libéralité. Comme acteur, il a été studieux, consciencieux, intelligent, zélé. Comme directeur, il a fait montre à la fois de tactique habile et de loyauté généreuse. Son administration paraît avoir eu d’heureux résultats, et l’initiative qu’il a prise (1858) pour la fondation du collège dramatique (lieu d’asile destiné aux invalides de la scène) en perpétuera le souvenir d’une manière touchante. Voilà un des côtés de la médaille. L’autre a été suffisamment indiqué. Nous avons aussi voulu marquer, en passant, ce qui, dans les tendances modernes de l’art dramatique en Angleterre, nous paraît le conduire par des chemins semés de fleurs, c’est-à-dire à travers des magnificences de plus en plus ruineuses, vers une décadence imminente. Ce dernier point demanderait une étude à part. En attendant qu’une occasion se présente d’y revenir, nous nous bornerons, en terminant, à une simple question. Du moment où la mise en scène, empiétant peu à peu hors de son légitime domaine, au lieu d’être un accessoire, devient le principal objet de la curiosité publique, pourquoi la consacrer aux chefs-d’œuvre anciens qui naturellement peuvent s’en passer, et non pas aux travaux dégénérés du temps présent, qui s’en accommoderaient à merveille ? Ne serait-il pas plus utile, par exemple, d’illustrer ainsi un drame nouveau de M. Browning, de M. Taylor, de M. Westland-Marston, ou de tout autre, que de jeter l’or à pleines mains sur le pourpoint d’Henri VIII, la tunique de Sardanapale ou le bouclier de Pizarre ? Et si l’on nous répond, en vrai style anglais, que l’ancien chef-d’œuvre fait ses frais, tandis que la pièce nouvelle ne les fait pas, nous voudrons nous rendre compte de ce phénomène ; nous demanderons, puisque la mise en scène est impuissante ici, pourquoi là elle est nécessaire. Enfin si, à bout de raisons, les directeurs que nous pressons ainsi de questions se bornent à nous ouvrir leurs ledgers, c’est-à-dire leur grand-livre de comptabilité, nous resterons muet devant l’éloquence des chiffres, mais alors c’est le public que nous prendrons à partie.

Le public, nous devinons sa réponse. Il dira, comme Pollion pendant les guerres civiles, pour excuser d’avance sa résignation à l’issue qu’elles pouvaient avoir : « Je serai la proie du vainqueur. » Que lui importe, à lui, comment on l’amuse ? Eh bien ! dût-il nous trouver exigeant, nous lui dirons que, dans son intérêt même, il a tort d’être si éclectique. Prenons pour texte la carrière de ces deux