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l’avait imposé à l’admiration des hommes, ni un profit réel pour la masse des spectateurs qui ne seraient point venus écouter ce chef-d’œuvre, et viennent le regarder. John Kemble, le premier, a ouvert cette voie des revivals ; Macready s’y est jeté après lui ; Charles Kean y a suivi ses deux devanciers. Eh bien ! on serait tenté de les désavouer, au nom même de ce Shakspeare, leur idole, qu’ils ne sont pas encore parvenus à faire accepter dans son intégrité primitive. Or c’était là le premier hommage à lui rendre.

Il nous en coûte d’insister ainsi en terminant sur les tendances matérialistes des tragédiens-directeurs de l’Angleterre. Leurs intentions sont droites sans doute, et c’est à peine si nous les soupçonnons d’aimer à poser, eux et leurs femmes, devant un public ébloui, magnifiquement encadrés dans des splendeurs d’opéra. Leurs efforts ont un côté généreux, car il leur est arrivé de perdre quelques centaines de mille francs au jeu des revivals, et de tous ces efforts, en somme, il a pu sortir quelque bien. C’est ce qu’ont pensé du moins et les membres de la Société des Antiquaires, qui, en 1857 (19 novembre), se sont donné pour collègue le directeur du Princess’s Théâtre, et ses anciens camarades d’Eton, qui, au mois de juillet dernier, réunis sous la présidence du comte de Carlisle, ouvraient une souscription pour lui offrir un témoignage de la reconnaissance publique. Deux ducs, un marquis, huit comtes, trois vicomtes, quatre ou cinq lords non titrés et une foule d’autres notabilités aristocratiques composaient le comité, dont le premier avis au public fut commenté par toute la presse dans les termes les plus flatteurs. En quelques jours, la souscription était couverte et le banquet d’offrande était organisé. Le président néanmoins avait dû se faire remplacer, car, à la suite du changement de ministère, il venait d’être envoyé en Irlande comme vice-roi. Nous ne décrirons pas la fête, nous ne répéterons pas les toasts ; nous préférons de beaucoup rappeler un mot de l’acteur Sheridan[1] qui nous paraît fidèlement résumer ce qu’il y a de mieux à dire sur M. Charles Kean, tragédien et directeur émérite.

C’était en 1754, à Dublin, après l’émeute du Smock-Alley Théâtre (Mahomet-riot, c’est le nom qu’elle a gardé). Appelé comme témoin devant la justice, Sheridan eut occasion de se désigner lui-même sous le titre de gentleman. Ce mot, on le sait, désigne l’homme de bonne compagnie plutôt que l’homme de naissance noble. Un des avocats, se levant alors et l’interrompant : « J’ai quelquefois entendu parler, dit-il, d’un gentleman-poète, d’un gentlrman-peintre, d’un gentleman-architecte, mais je n’avais pas encore vu de

  1. Ne pas le confondre avec son frère cadet, le célèbre Richard Brinsley.