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ancien est valide encore. C’est qu’il est dans tous les arts, et dans l’art dramatique en particulier, une certaine ligne, barrière invisible, démarcation insaisissable, en-deçà de laquelle le travail, la persévérance, d’heureux dons sagement équilibrés, une discipline régulière, une constante préoccupation, conduisent inévitablement jusqu’à l’extrême limite ce que nous nous permettrons d’appeler « l’homme moyen. » Par-delà vous ne trouvez que l’homme supérieur, celui que tourmente la fièvre ambitieuse, celui que stimule l’aiguillon mystérieux, celui que dévore la soif inextinguible. Entre celui-ci et celui-là, l’homme de talent et l’homme de génie, il arrive souvent qu’il se fait une confusion passagère. Les foules elles-mêmes, les foules surtout s’y trompent. L’opinion publique, espérons-le du moins, ne s’y trompe pas. Dans ces salles immenses où circule un enthousiasme épidémique, où les applaudissemens naissent des applaudissemens, où les bravos enfantent les bravos, vous entendez parfois, dissonance étrange, un léger murmure, une sourde protestation. Prêtez soigneusement l’oreille à ce bruit. C’est quelquefois l’envie qui gronde ; souvent c’est la vérité qui parle. Le biographe de M. Charles Kean ne paraît pas soupçonner qu’il en puisse être ainsi. Il est de trop bonne foi pour ne pas convenir que les plus grands succès de son héros ont été mêlés de quelque résistance, et que, dans ses plus éclatans triomphes, la voix railleuse de l’esclave romain a désagréablement chatouillé l’oreille de César ; mais il attribue ceci à l’existence, — durant dix années et plus ! — d’une clique hostile et acharnée. Il s’étonne naïvement qu’elle ait pu subsister si longtemps, et si longtemps suffire aux frais de la guerre. Nous estimons, nous, que jamais cette clique n’a existé. Il nous est plus aisé de concevoir, dans chaque salle pleine, un certain nombre de gens d’esprit qu’impatientent les admirations à trop bon compte, les suffrages donnés sur parole, bref l’allure éternellement la même du servum pecus d’Horace, devenu, grâce à Rabelais, le troupeau du bon Panurge.

Les vingt et un ans de la carrière dramatique de Charles Kean compris entre 1838 et 1859, M. Cole leur consacre plus de cinq cents pages. Nous n’avons pas autant de lignes à leur service, et nous prendrons la liberté d’esquisser rapidement ce qu’un autre a peint et surpeint avec tant de zèle. Une fois Charles Kean bien établi à Londres, en pleine possession d’une fortune très honorablement gagnée, marié après longues réflexions à l’une des plus aimables femmes et des plus charmantes actrices qu’il lui eût été donné d’avoir pour camarades[1], sa destinée, qui suit paisiblement une

  1. Miss Ellen Tree, aujourd’hui mistress Charles Kean (sœur de la cantatrice Maria Tree, mariée en 1825 à M. Bradshaw, membre des communes), débuta de fort bonne heure au théâtre d’Edimbourg. De là elle passa d’abord à Bath, puis à Londres, où Drury-Lane vit ses premiers débuts. C’est là qu’elle créa le rôle de the Youthful Queen (la Reine de seize ans), dans lequel son succès fut très remarquable. En 1820, elle passa dans la troupe de Coven-Garden. Un an auparavant, elle avait pour la première fois joué à côté de Charles Kean. Leur inclination réciproque data, paraît-il, d’un voyage à Hambourg (1833), où ils furent engagés en même temps. Les deux futures belles-mères, à cette époque, entravèrent le mariage projeté, qui parut à jamais rompu ; mais en 1842 nos deux camarades, qui s’étaient enrichis séparément, mirent définitivement en commun et leurs fortunes et leurs destinées. Ces neuf années d’attente et de constance ne méritaient-elles pas une mention spéciale ? Et ce mariage n’est-il pas d’accord avec le demeurant de la longue carrière fournie par Charles Kean ? Il n’y avait du reste qu’une voix sur les grâces, le talent et les qualités essentielles de la compagne qu’il s’est donnée.