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les professeurs de l’université avaient adopté Charles Kean ; la magistrature, les lords of session, — comme s’intitulent les juges d’Écosse, — rivalisèrent bientôt avec eux, et ce n’étaient point des suffrages à dédaigner que ceux de ces aristarques du bench et des collèges, dont quelques-uns s’appelaient Jeffrey, Cockburn, Robertson, Maitland[1]. Remarquons-le bien, le patronage qu’ils accordaient ainsi n’était pas, comme on le pourrait croire, affaire de mode, affectation pédante, question de vanité ou de bel air : nullement. Ces hommes sérieux montaient dans leurs loges comme dans leurs chaires ou sur leurs fauteuils de magistrats. Ils scrutaient, ils analysaient avec soin leurs impressions, et le lendemain, entre deux leçons, entre deux procès, il leur arriva souvent d’écrire au jeune Kean en quoi ils l’approuvaient ou le blâmaient[2]. Cette simplicité, cette condescendance, ce goût des choses d’art, semblent tout à fait naturels à Édimbourg. En serait-il de même à Paris ? Thémis ne s’y montre peut-être pas au fond beaucoup plus sérieuse, mais elle y est d’une gravité bien autrement formaliste.

Quatre nouvelles années d’efforts soutenus avaient conquis au fils de Kean une renommée provinciale qu’il espérait bien faire sanctionner un jour par les juges les plus sévères de la métropole. Patient, il l’était ; prudent, il l’était aussi ; mais il ne perdait pas de vue cet objectif que des tentatives répétées et une infatigable persévérance devaient, en fin de compte, lui faire atteindre. Avec l’accroissement continu de ses gains, qui déjà lui fournissaient un ample revenu, ses prétentions, qu’on avait regardées dans le temps comme fort au-delà de son mérite[3], devenaient toutes naturelles. C’est ainsi que les envisageait Macready, qui, venant à prendre en 1837 la direction de Covent-Garden, se mettait, dans une lettre parfaitement

  1. Connu depuis sous son titre de lord Dundrennan.
  2. Voyez, parmi une demi-douzaine de lettres pareilles, citées dans l’ouvrage que nous analysons, celles de lord Jeffrey (le critique célèbre) et de M. Maconochie (lord Meadowbank), un des premiers légistes d’Écosse. The Life and Times of Charles Kean, tome Ier, pages 224 à 230.
  3. En 1833, après cette représentation d’Othello que nous avons racontée, Charles Kean, qui venait de créer à Covent-Garden un rôle important dans the Wife, de Sheridan Knowles, reçut de M. Bunn, alors directeur de Drury-Lanc, des propositions d’engagement. On lui offrait 15 liv. sterl. (375 fr.) par semaine. « Non, répondit tranquillement le jeune acteur, je ne remettrai plus le pied sur un théâtre de Londres que lorsque je vaudrai cinquante livres sterling (1,250 fr.) par représentation. — En ce cas, lui répondit avec un sourire significatif l’envoyé de M. Bunn, vous nous dites adieu pour bien longtemps. » Mais cinq ans n’étaient pas écoulés, lorsque ce même personnage, resté caissier de Drury-Lane, vit signer par M. Bunn le traité en vertu duquel lui-même, l’ex-négociateur, devait payer de ses propres mains, à Charles Kean, par chaque soirée où il remplirait un rôle, cette même rétribution, envisagée jadis comme chimérique. Il est vrai que, durant ces cinq années, Charles Kean avait réalisé dans les comtés plus du 20,000 liv. sterl. (500,000 fr.).