Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/427

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vue deux ou trois fois. Il est digne d’un auditoire anglais de laisser franc jeu et partie égale à son antagoniste. J’ai donc l’honneur de vous annoncer que jusqu’à nouvel ordre la pièce que vous venez de siffler sera représentée ici tous les jours de la semaine. » Le public du théâtre Surrey reçut en silence cette étrange admonition, dominé par la hardiesse tout à fait imprévue du comédien, fort aimé d’ailleurs, qui avait cru pouvoir se la permettre. Ainsi fit le public du théâtre Cobourg, lorsqu’Edmund Kean, exaspéré par les applaudissemens, ironiques pour lui, que l’on prodiguait à l’infime Cobham, voulut affronter la rude populace à laquelle son génie était livré. L’œil allumé par la colère et peut-être aussi par l’ivresse, sombre, silencieux, impassible, Othello vient se placer devant cette foule hurlante : — Eh bien ! que voulez-vous ? leur demande-t-il sans préambule. Le silence se fait un instant parmi les spectateurs stupéfaits : — Vous, vous ! reprennent bientôt cent voix moqueuses. — Moi ?… me voici, continue après une pause le More farouche, drapé dans son burnous. On se tait une fois encore sous ce regard étincelant qui semblait darder la mort. Alors, à loisir, savourant, syllabe après syllabe, l’injure qu’il va lancer : — J’ai joué, dit-il, sur toutes les scènes du royaume uni de la Grande-Bretagne et de l’Irlande ; j’ai joué dans tous les principaux théâtres des États-Unis d’Amérique ; mais jamais, non, jamais de ma vie je n’ai joué pour un ramassis de brutes comme celui que je vois en ce moment à mes pieds. — Ceci dit, il ramène fièrement son manteau sur ses épaules et quitte la scène à loisir. Les gens du théâtre, complètement pétrifiés par cet excès d’audace, crurent un moment que l’ouragan populaire allait les balayer tous, et que du frêle édifice il ne resterait pas pierre sur pierre. Il n’en fut rien. La témérité grossière de Kean, tout comme l’insolente ironie d’Elliston, resta complètement impunie.

Revenons à Charles Kean. Jamais il ne souleva de pareilles tempêtes. Courtois, bien élevé, habilement modeste, il gravissait par des sentiers plus lents, mais plus sûrs, les sommets d’où son père allait être précipité. Londres l’avait repoussé ; il s’adressait à la province, flattée de ses empressemens et moins cruelle en ses exigences. Puis, de temps en temps (en 1828, 1829), il revenait à son point de départ, essayant, tâtant l’opinion, si l’on peut ainsi parler. Elle lui restait rebelle, et les sévérités de la critique renvoyaient bien vite dans les comtés ce candidat doucement obstiné dont la capitale semblait décidément ne vouloir à aucun prix. Lui-même, d’un autre côté, ne voulait y rentrer d’une manière permanente que lorsqu’il serait assuré d’y garder un rang honorable. Cette détermination bien arrêtée l’empêcha d’accepter les offres du directeur de Hay-