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à le trahir tout à fait. Cependant il n’en fut rien. Les adieux si connus[1]

O now, for ever
Farewell the tranquil mind ! Farewell content !…


furent dits avec tout le pathétique qu’il savait leur donner ; mais après cette tirade, au moment où le More de Venise, menaçant et terrible, marche sur Iago, comme le lion qu’un serpent vient de piquer,

Villain, be sure to prove my love a whore,…


Kean à demi évanoui tomba dans les bras de son fils ; tout au plus eut-il encore la force d’articuler quelques plaintes confuses : — Je me meurs… parlez pour moi… Puis il perdit absolument connaissance. C’en était fait du tragédien : l’homme ne mourut que quelques semaines plus tard, le 15 mai, après un rétablissement factice. Ce délai lui permit cependant de se réconcilier avec sa femme, qu’il appela, par un humble billet, à son lit de mort. « Oubliez, pardonnez, » lui écrivait-il. Elle oublia, elle pardonna.

Kean mourait insolvable, ruiné d’esprit et de corps tout autant que de fortune. Les créanciers accoururent et se partagèrent ses dépouilles. Le mobilier du cottage de l’île de Bute fut vendu. On mit aux enchères les dons des souverains, les gages précieux de l’admiration publique, que dans sa détresse l’éminent artiste avait encore conservés. Une tabatière et deux épées, hommage de lord Byron, comptent parmi les épaves de ce naufrage désastreux. Le magnifique vase d’argent[2], sculpté d’après le fameux Warwick-Vase, que la troupe et le comité de Drury-Lane, se cotisant, avaient offert en 1816 à l’homme dont le magique talent venait de sauver ce théâtre, passa, lui aussi, sous le marteau de l’auctioneer. Le sort final de cette relique n’est pas médiocrement curieux. Un an après que Charles Kean, bien à regret, l’eut laissé passer en des mains étrangères, il la retrouva étalée au vitrail d’un doreur du Strand. Entrant aussitôt chez ce marchand, il se nomma, lui expliqua l’intérêt tout personnel qui s’attachait pour lui à la possession de ce riche mémorial, et lui manifesta le désir de le racheter aussitôt que ses ressources pécuniaires le mettraient à même de remplir ce pieux devoir. Le soir du même jour, le vase précieux était enlevé par un voleur habile, et la forte récompense promise par le propriétaire à quiconque le lui rapporterait n’en a

  1. Acte III, scène III.
  2. Il avait coûté 300 livres sterling ou 7,500 francs.