Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/417

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

forêts neigeuses de cette colonie, alors encore déserte, en compagnie d’une troupe de chasseurs à demi sauvages : non que la fantaisie nous vienne, comme à Grattan, de comparer ceci à la campagne d’Égypte, ou même à celle que Byron tenta pour l’indépendance des Hellènes, — Dieu nous préserve de si hasardeux parallèles ! — mais enfin il y a là, dans des proportions restreintes, on ne sait quelle héroïque velléité. Et si réellement, comme on l’affirme, le tragédien anglais prit sur les trappeurs indiens le même ascendant que Napoléon sur les mameluks, et Byron sur les Souliotes, tout en réduisant les choses à leur juste valeur, on n’en est pas moins disposé à lui tenir compte de cet incident comme d’une circonstance plus ou moins atténuante.

Ses nombreux délits contre la morale vulgaire et le bon sens de tous les jours réclameraient de bien autres compensations. Peu à peu, sans provocation aucune, il avait chassé de sa maison, ouverte à toute sorte d’hôtes scandaleux, la compagne dévouée de sa misère primitive, la mère du seul enfant que le ciel lui eût laissé. Ses énormes profits, — ils montaient parfois, dans une année, à plus de 10,000 livres sterling, — fondaient en ses mains fiévreuses comme dans le creuset de l’alchimiste. D’immenses écuries, un mobilier somptueux, des bateaux de joute, des pavillons chinois, des paris, des lettres de change, des traites signées, sans en avoir conscience, dans le cours de quelqu’une de ces orgies où ses chers « loups » savaient habilement l’engager, telles étaient les voies ouvertes dans ce navire toujours près de sombrer. Le public, amusé d’abord par le récit de tant d’excentricités énormes, avait fini, dans les derniers temps, par s’en lasser. Il ne lui plaisait plus de voir sur ses jambes avinées chanceler Richard III, d’entendre bégayer le roi Lear en goguette, ou d’apprendre au milieu de la tragédie que le héros, ivre-mort, venait d’être rapporté chez lui. La célèbre cabriole par laquelle l’ex-Arlequin se permit un jour d’interrompre un des passages les plus pathétiques de Shakspeare n’avait plus chance de trouver grâce devant le parterre fatigué, ni surtout devant les directeurs de Drury-Lane, qui voyaient l’avenir de leur théâtre sérieusement en péril. Ce théâtre était passé, en 1827, entre les mains d’un spéculateur américain, Stephen Price, qui n’entendait pas subir plus longtemps les incartades fantasques et parfois brutales de ce génie en décadence. Ils se brouillèrent enfin, et Charles Kemble se hâta de mettre l’occasion à profit en enrôlant aussitôt Edmund Kean dans la troupe de Covent-Garden.

Peu de jours après cet événement, dont tout Londres s’entretenait encore, on vit les murs se couvrir d’affiches où le directeur de Drury-Lane, — de Drury-Lane, notons bien ceci, — annonçait les