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de le congédier, sans l’intervention de lord Byron en personne. En les voyant se décourager, parce que la reprise de Hamlet et de Richard III, malgré la curiosité qu’inspirait leur nouvelle recrue, n’avait pas fait salle comble : — Prenez-y garde, leur dit-il, et n’écartez pas un atout. Vous avez mis la main, sans vous en douter, sur un génie exceptionnel. Tout génie qu’il est, si vous ne le soutenez pas à ses débuts, si vous ne forcez pas la foule à le venir apprécier, il succombera comme d’autres. Ne l’immolez pas à la routine. Il a de quoi justifier tout le charlatanisme que vous dépenserez pour le mettre en relief. Je vous propose de faire en corps une démarche officielle auprès des principaux journalistes, pour leur demander de venir entendre Kean et de le juger avec l’attention qu’il mérite. — Cette insinuation, venue de si haut, ne pouvait être dédaignée. La presse fut mise en demeure de se prononcer. Elle applaudit comme avait applaudi le public restreint des premiers jours. La vogue suivit, elle fut immense. Le 16 juillet de l’année 1814, c’est-à-dire moins de six mois après l’entrée de Kean à Drury-Lane, les soixante-huit soirées où il avait paru donnaient pour produit, en recettes brutes, 34,642 livres sterling (866,000 francs), soit en moyenne 509 livres sterling (12,725 francs). Les recettes antérieures, calculées de même, n’allaient pas à la moitié de cette dernière somme : elles étaient de 212 livres (5,240 francs) par soirée. Qu’on nous excuse de descendre à ces détails de chiffres ; personne n’ignore quelle importance ils ont dans le récit d’une carrière dramatique, et avec quelle anxiété les plus fiers interprètes de la muse tragique consultent le registre des recettes, comme le plus sûr thermomètre de l’enthousiasme public et le plus exact étalon de leur renommée. Garrick était souvent atteint d’une affection particulière que ses camarades appelaient, dans un langage assez expressif, la fièvre du contrôle (box-book fever), et s’il faut s’en rapporter aux indiscrétions du foyer des artistes, la grande tragédienne que la France a récemment perdue ne fut pas toujours à l’abri de cette maladie professionnelle.

« Avouons que M. Kean est terriblement sérieux ! » disait John Kemble, parlant en 1815 du redoutable compétiteur qui venait de lui être suscité. C’était ce sérieux, cette conviction profonde qui faisaient effectivement la principale force du nouveau-venu. Il n’imitait personne, si ce n’est peut-être, de temps en temps, un acteur à peine connu chez nous, George Frederick Cooke, apparu comme un météore en 1800, et que le désordre de sa vie chassa, dix ans plus tard, de la scène anglaise. Entre son rôle et lui, nulle tradition ne venait donc se placer. Il le prenait pour ainsi dire corps à corps, et, de gré ou de force, se l’assimilait. Du suffrage des gens de goût,