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de Grattan. « Le petit Hamlet, dit celui-ci, jeta sur nous un regard irrité, tout en continuant de parer les coups de son adversaire. Ses poses étaient nobles, sa fierté ne manquait pas de grâce. Il laissa s’épuiser son adversaire en efforts impétueux et maladroits, puis tout d’un coup, le poussant à fond et sans lui laisser une seconde de répit, il le cribla de bottes en maître consommé, habitué aux feintes les plus habiles… Au sortir de là, fort surpris comme on peut le croire, nous interrogeâmes la vieille femme, hélas ! trop inoccupée, qui avait mission de recevoir l’argent à la porte du théâtre : — Connaissez-vous, lui demandai-je, l’acteur qui jouait Hamlet ? — Ah ! M. Kean ? .. Sans doute, sans doute… C’est le meilleur de nos arlequins. Il compose des pantomimes charmantes et chante à ravir… »

Ce n’étaient point là, tant s’en faut, tous les mérites de cet arlequin exceptionnel. Après avoir déclamé Richard III ou Macbeth, il exécutait (parfois sur la corde) une danse bouffe. Entre deux chansons populaires, il donnait une leçon d’escrime ou de boxe, ou d’équitation, vrai factotum dramatique, maître en toute espèce de fancy en tout genre de sport. Tous ces métiers, toutes ces industries, l’avaient laissé, le laissaient encore pauvre diable. Marié dès l’âge de vingt ans à une femme plus âgée que lui, que le hasard lui avait fait rencontrer sur les planches de quelque théâtre de province, il avait vainement essayé d’en faire une comédienne de quelque valeur. Mary Chambers n’avait aucune vocation pour la profession que la misère lui avait fait embrasser. Elle ne comprenait rien au théâtre, rien non plus au talent de son mari : excellente femme du reste et mère dévouée ; mais elle ne contribuait en rien aux charges du ménage, et l’homme qui devait un jour devenir le premier comédien de l’Angleterre, ne gagnait, à grand’peine pour lui, sa femme et ses deux enfans, que 25 shillings, ou environ 30 francs chaque semaine.

On n’est d’accord ni sur l’époque fixe de sa naissance, ni sur sa mystérieuse, origine. Les uns le font naître le 17 mars 1787, les autres en novembre 1790. En disant qu’il épousa Mary Chambers en juillet 1808, « à l’âge de vingt ans, » le biographe actuel de son fils, — sans doute bien informé, — s’écarte de l’une et de l’autre version, mais se rapproche de la première plus que de la seconde. Le doute qu’il laisse planer sur la généalogie de Kean n’est pas moins singulier, vu les rapports intimes qu’il déclare avoir entretenus avec les principaux membres de la famille. Ceux de nos lecteurs qui connaissent la belle histoire d’Angleterre de lord Macaulay se souviennent sans doute du rôle important et assez noble qu’il y fait jouer à l’un des principaux chefs de l’aristocratie whig, George Savile, marquis