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guéri, non d’après ces théories chimiques, mais en suivant l’expérience et la saine médecine. Il se vengeait du mépris que l’on avait fait de ses principes par une saillie singulière. Pendant plusieurs années, il ne cessa de répéter aux nombreux auditeurs qui fréquentaient son laboratoire : « Ce Bordeu, messieurs, est un pauvre médecin ; il a tué mon frère, que voilà ! » Le trait est plaisant ; mais sous la plaisanterie la réflexion découvre un sens profond qui n’a pas échappé à l’esprit pénétrant de Bordeu, et qui est comme une révélation précieuse pour l’historien de la médecine. Le mot de ce manipulateur enthousiaste d’ingrédiens et de drogues traduit admirablement et avec une grande naïveté les hautes prétentions de la chimie. Cette science utile était alors en pleine prospérité ; de nouvelles découvertes venaient tous les jours l’enrichir ; elle gagnait constamment en étendue et en puissance, ses progrès étaient visibles, rapides, et bientôt, avant la fin du siècle, elle allait recevoir une constitution définitive et des lois admirables. La conscience de ses forces et cette marche ascendante lui donnèrent des idées démesurément ambitieuses, et elle en conçut des projets chimériques. Pour les réaliser, elle n’avait point attendu que vînt Lavoisier, qui devait être son législateur. Qu’on suive un moment son histoire : de très bonne heure elle avait voulu être maîtresse ; à peine dégagée de l’alchimie, elle prétendit comme celle-ci, tant elle se ressentait de son origine, posséder le secret du grand œuvre, la pierre philosophale, la panacée universelle. Il suffit de rappeler, avec les subtilités des Arabes, les folies de l’école de Paracelse, de Sylvius, et la grande vogue des iatrochimistes. Les vrais médecins frémirent. Effrayé du tour que prenaient les choses et de ces allures de domination tyrannique, Stahl protesta contre ces menaces et ces tentatives d’envahissement, et, poussant la réaction à l’excès, il voulut mettre la chimie hors du domaine de la médecine. On ne peut se défendre d’un étonnement mêlé d’admiration quand on considère que celui qui avait conçu cette audacieuse réforme était le plus grand chimiste de son temps. Il est vrai de dire aussi qu’il n’était pas moins grand médecin ; cet effort héroïque le prouve surabondamment, et ce sera l’éternelle gloire de Stahl, qui s’est trompé avec ses contemporains, mais non comme eux, d’avoir défendu la médecine contre les empiètemens des sciences auxiliaires et préparatoires, dont elle se sert utilement sans doute, mais auxquelles elle ne saurait se soumettre en esclave.

Il n’a pas fallu moins de trois siècles pour réduire à néant ces prétentions folles. Aux premières lueurs de la renaissance apparaît la chimiatrie, qui veut expliquer tous les phénomènes de l’économie animale, saine ou malade, par les principes d’une chimie grossière, et