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dans les veines des villes manufacturières. La Lézarde, avec tout ce qu’elle peut donner, ne suffira peut-être pas toujours à tous les besoins qu’elle devrait desservir. Quant au canal, pour fournir la couche de terre sous laquelle doit être ensevelie la cuvette pestilentielle de Leure et réunir aux bassins du Havre les eaux d’Harfleur renaissant, il lui faudra la largeur et la profondeur nécessaires à l’admission des grands navires. À cette condition, la tendance des familles d’ouvriers du Havre à se porter vers l’est ne sera plus refoulée par les atteintes des fièvres de marais, et les bords du canal seront rapidement envahis par l’industrie. La plaine désolée de Leure semble faite pour donner place aux innombrables usines qu’alimente la navigation ; cette conquête vaut bien un effort. La ville maritime ne sera complète que lorsque la ville industrielle lui sera juxtaposée, et l’intérêt de la nation tout entière profitera de leur concours. Tout le territoire gagne à la puissance du Havre, et peut-être n’a-t-elle nulle part de plus intimes associés que sur les bords du Rhône et du Rhin.

Quand le commerce et l’industrie sont invités par un concours de circonstances éminemment fécondes à se fixer dans une position déterminée, ils tiennent pour non avenus les difficultés et les dangers accessoires, et marchent vers leur but sans s’arrêter aux aspérités de la route. Dans ces luttes contre la nature et les hommes, la foule suit la fortune des triomphateurs, elle aperçoit à peine ceux qui tombent. Si quelqu’un s’occupe un moment d’eux, c’est pour donner ou prendre leur place sans plus de souci des menaces de l’avenir que des avertissemens du passé. Les destinées du Havre ne se sont pas autrement accomplies depuis trois siècles. L’insalubrité a fait un nombre incalculable de victimes ; elle a empoisonné les existences, elle les a abrégées : elle n’a pas empêché les rangs de se reformer toujours, et ceux qui s’enrichissaient sur la plage occidentale, battue et assainie par les flots et les vents, s’informaient à peine si l’on mourait à l’extrémité opposée. Quels avantages décisifs ont donc inspiré tant de persévérance et de résignation, et pourquoi Dieppe ou Fécamp, bien plus anciens que Le Havre, n’ont-ils pas pris sa place, ou du moins grandi comme lui ?

La plus efficace des causes de la prééminence du Havre n’est pas, comme on serait tenté de le croire, le contact du cours de la Seine et la facilité de pénétrer par eau dans l’intérieur des terres. Pendant bien des siècles, le nœud entre la navigation maritime et la navigation fluviale s’est formé sous les murs de Rouen, et les navires ont passé devant le cap de La Hève et la plage de Leure sans entrevoir aucun motif d’y faire échelle. Ces temps étaient, il est vrai, à demi barbares ; mais depuis que Le Havre élargit ses bassins,