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la civilisation de Rome au niveau de leur barbarie. Ces hommes cependant sont nos ancêtres, et c’est le temps qui les a graduellement relevés. De tels exemples devraient nous rendre plus indulgens et plus patiens à l’égard des pauvres sauvages, surtout quand ils témoignent à la fois de l’intelligence et de la bonne volonté.

Ranavalo est la femme des circonstances ; elle a eu, comme par intuition, le sentiment de la politique qui convient à Madagascar. Radama avait plus d’aménité, plus de penchant vers l’Europe ; c’est lui qui a aboli la traite : il a imposé des lois de tempérance, et il accueillait avec une grande faveur les inspirations du dehors ; mais là même était le danger : il allait se jeter sans défiance dans les bras de maîtres qui font payer chèrement leurs leçons. Le futur héritier, Rakotond-Radama, si, d’après M. Ellis, nous avons bien saisi les traits de son caractère, peut inspirer les mêmes craintes Et que l’on ne pense pas qu’en excluant les étrangers, Ranavalo puisse fermer son île à de salutaires influences de développement intellectuel et d’amélioration sociale. La civilisation, ainsi comprise, se répand avec une force irrésistible, et va par un courant régulier, comme le gulf stream, chauffer les plus lointains rivages ; mais il faudrait qu’elle y pût pénétrer graduellement, et en se mettant pour ainsi dire à la température de l’atmosphère environnante. Ranavalo ne le voulût-elle pas, ses procédés, ses avantages s’infiltrent lentement autour d’elle, et à ce travail la France prend une part utile et retrouve son rôle civilisateur mieux que si elle envoyait ses vaisseaux de guerre. Elle n’agit pas collectivement, mais quelques-uns de ses enfans travaillent pour elle : c’est ainsi que le jour où M. de Lastelle entrait dans Marseille avec une cargaison amenée de Tamatave et remportait nos produits jusque dans Atanarive, il faisait plus pour les relations de la France et de l’île africaine qu’une expédition militaire. Sans doute les marchands et les aventuriers, qui jettent des regards de convoitise partout où il y a une terre à conquérir et de l’argent à gagner, trouveront ce procédé lent et peu profitable ; ils lui préféreraient la conquête expéditive, qui, après la Tasmanie, dépeuple la Nouvelle-Zélande ; mais ils ont assez abusé, pour leurs satisfactions égoïstes, des mots progrès et civilisation, nous avons mieux en ce moment à envisager que les intérêts de leur trafic : il s’agit du salut de la race humaine qui possède Madagascar.


ALFRED JACOBS.