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— Bah ! bah ! n’a-t-il pas l’illustre Junius, qui en sait long aussi, à ce qu’il paraît ? — L’illustre Junius, répondit Love en souriant, sait beaucoup trop de choses ; il veut discuter avec mon père et lui imposer ses vues transcendantes. Mon père est modeste et doux, il cède ; mais il s’en repent ensuite, car M. Black a des idées étroites, et le travail est à recommencer. Et puis cela jette mon père dans des incertitudes qui lui font mal. C’est un libre esprit, un génie hardi et ingénieux à qui l’on doit laisser ses défauts et ses qualités. Mon attention passive est tout ce qu’il lui faut. Hope serait tout aussi attentif et dévoué que moi ; mais il travaille assez pour son compte, et sa santé délicate ne résisterait pas à un surcroît d’application. Souffrez donc que j’appartienne à mon père exclusivement jusqu’à ce que l’ouvrage soit fini. Il y a fort peu de chose à faire, et si mon père était bien portant, je serais libre dans peu de semaines ; mais pouvons-nous fixer le jour où il sera capable de reprendre ses occupations ? Ne devons-nous pas souhaiter, pour notre tranquillité future, qu’il les reprenne le plus tard possible ? Je vous avertis, moi, que je ferai tous mes efforts pour qu’il ait une convalescence tranquille et paresseuse, et je suis sûre, ajouta-t-elle en se tournant vers moi avec candeur, que vous m’y aiderez de tout votre pouvoir.

Je ne pouvais résister à l’aimable ascendant de Love, et rien ne me semblait difficile quand elle invoquait la délicatesse de mon affection. Je lui rendis grâces de sa confiance en moi, et j’acceptai l’arrangement qu’elle proposait, à savoir que nous nous marierions aussitôt que l’ouvrage serait sous presse.

— Diable ! Est-ce un in-folio ? demanda M. Louandre.

— Non, non, répondit Love, ce n’est qu’une mince brochure.

J’allai saluer M. Butler à son réveil. Il me tendit ses bras affaiblis et me serra sur son cœur. — Vous avez été un ange pour moi, me dit-il. Vous avez consolé et soutenu mes pauvres enfans, effrayés et navrés de ma souffrance. Je vous bénis comme un père bénit son fils.

J’étais profondément attendri et heureux, mais j’eus tout à coup un sentiment d’épouvante en voyant Hope, dont je cherchais les regards, me tourner le dos avec affectation et sortir de la chambre. Love en parut frappée, et elle le suivit en me disant : « Restez là jusqu’à ce que je revienne. » Elle revint bientôt, mais très pâle, et quand elle put me parler sans témoins : — Je ne sais ce qu’il a, cet enfant, me dit-elle ; il me boude et refuse de s’expliquer. Je ne l’ai jamais vu ainsi : je crains qu’il ne soit malade, bien qu’il dise ne souffrir de rien.