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était dans un site d’une rare poésie, et la famille y faisait halte pour prendre sur l’herbe sa collation portative de chaque jour. Nous étions chargés de trouver à cet effet de l’eau de source et une belle vue, ce qui n’était pas difficile, et nous servions nos voyageurs avec zèle ; mais aussitôt que tout était à leur portée, ils nous faisaient asseoir tous trois assez près d’eux, et Love nous passait avec beaucoup de soin et de propreté la desserte, qui était copieuse.

Au moment où Love et son père s’entretenaient comme je viens de le rapporter, François lui improvisait un siège et une table avec des bouts de planches. Je feignis de trouver qu’il ne s’y prenait pas bien, et je m’approchai d’elle pour voir l’expression de son visage ; mais elle se détourna vivement, et il me sembla que, comme au château de Murol, elle faisait un grand effort sur elle-même pour retenir une larme furtive. Quelques instans après, elle me regarda en prenant de mes mains la petite corbeille qui lui servait d’assiette pour déjeuner, et elle dit à son père en anglais : — Alors ce serait là un frère de Jean ? — Et, sans attendre la réponse, elle me demanda si j’avais connu le jeune comte de La Roche.

— Comment donc ne le connaîtrais-je pas, répondis-je, puisque je demeure à une lieue de chez lui ? Mais il y a longtemps qu’il est parti pour les pays étrangers.

— Où il s’est marié ?… reprit-elle vivement.

— Quant à cela, répliquai-je résolûment, on l’a dit, comme on a dit aussi qu’il était mort ; mais il paraît que l’un n’est pas plus vrai que l’autre.

— Comment ? s’écria-t-elle ; qu’en savez-vous ? Vous n’en pouvez rien savoir. Est-ce qu’il a donné de ses nouvelles dernièrement ?

— La vieille gouvernante du château, qui est ma tante, en a reçu il n’y a pas plus de huit jours, et elle m’a dit : On nous a fait des mensonges, notre maître n’a pas seulement pensé à se marier.

— Mon père, s’écria Love en anglais et en se levant, entendez-vous ? On nous a trompés ! Il vit, et peut-être pense-t-il toujours à nous !

— Eh bien ! ma fille, dit M. Butler un peu troublé, s’il vit, grâces en soient rendues à Dieu ; mais, s’il n’est pas marié,… qu’en voulez-vous conclure ?

— Rien,… répondit Love froidement après une courte hésitation, et, s’adressant à moi, elle m’ordonna d’aller chercher son frère.

J’eus en ce moment un accès de rage et de haine contre elle. Je me dirigeai vers Hope, qui s’oubliait à causer avec les scieurs ; je lui dis fort sèchement qu’on l’attendait, et je m’enfonçai dans la forêt, comme pour ne plus jamais revoir cette fille sans amour et sans pitié, qui n’avait rien à conclure de ce qu’elle venait d’apprendre.

Mais François courut après moi ; le brave homme savait tout mon