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Elle causa avec moi comme avec un étranger, avec un paysan quelconque. En ce moment, le soleil frappait très fort sur elle, et je voyais la sueur perler sur son front ; j’ouvris un grand parapluie dont j’étais muni, et je le tins sur sa tête. Elle ne prenait jamais aucune de ces précautions pour elle-même ; mais elle pensa que je voulais gagner ma journée en conscience, et elle me laissa faire. Je lui demandai si elle avait soif, et, sans trop attendre la réponse, je courus traire une chèvre dans ma tasse de cuir. Elle prit en souriant ce que je lui offrais, et après avoir bu, elle m’envoya auprès de son père et de son frère pour leur proposer de goûter cet excellent lait. Me trouvait-elle importun, comme le sont certains guides trop attentionnés ? Dans tous les cas, elle ne parut pas vouloir me le faire sentir, car lorsque je revins auprès d’elle. Love me parla encore pour me demander si j’avais femme et enfans. Je lui répondis à tout hasard que j’avais une belle grande femme presque aussi blanche qu’elle, trois filles et deux garçons. Je commençais à m’amuser de ma douloureuse situation, et j’étais préparé à tous les mensonges.

— En ce cas, me dit-elle, vous aimez beaucoup votre femme, une femme qui est belle et qui vous élève de beaux enfans ?

— Sans doute je l’aime beaucoup, répondis-je ; mais elle a un défaut, c’est qu’elle est indifférente.

— Comment, indifférente ? Elle ne vous aime pas autant que vous l’aimez ? Est-ce là ce que vous voulez dire ?

— C’est bien là ce que je veux dire. J’ai une femme comme il y en a peu, voyez-vous ! une femme qui ne pense qu’à son travail et à ses enfans. Elle aime aussi ses père et mère, ses frères et sœurs ; mais quant au mari, c’est par-dessus le marché.

— Vous avez l’air d’être jaloux d’elle ; peut-être que cela vous rend injuste ?

— Je serais bien jaloux comme un diable, si elle m’en donnait sujet ; mais je sais qu’elle est sage, et d’ailleurs, voyez-vous, aimer un autre homme que moi, ça lui donnerait trop de peine. Il y en a comme ça qui ne peuvent pas loger deux sortes d’amitié à la fois.

— Je ne vous comprends pas bien, reprit Love en cherchant à me regarder. — Mais je me méfiais, et, assis en pente à deux pas au-dessous d’elle, je ne relevais pas la tête pour lui parler. — Vous pensez donc, ajouta-t-elle, que l’amitié est peu de chose en ménage ? — Et comme si je fusse devenu tout à coup pour elle un sujet d’étude, elle me demanda quelle si grande différence je pouvais faire entre l’amitié que m’accordait ma femme et celle que je semblais exiger. Elle s’exposait à d’étranges réponses de la part d’un rustre ; mais ou sa candeur ne les lui laissait pas prévoir, ou mon ton sérieux la rassurait.

J’avais beaucoup à faire pour m’expliquer, sans sortir de mon