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sur le sol la résistance nécessaire pour se fixer, et par endroits il fallait escalader des éboulemens de roches et d’arbres dont notre poids hâtait la chute. Quand le terrain n’était pas trop rapide, c’était un jeu, même pour M. Butler, qui était resté excellent piéton, et qui se piquait à bon droit d’avoir le pied géologue ; mais par momens, sur des revers presque verticaux, je ne voyais pas sans trembler l’adroite et courageuse Love se risquer sur ces masses croulantes.

C’est cependant la seule époque de l’année où l’on puisse jouir du caractère agreste et touchant de ce beau sanctuaire de montagnes. Aussitôt que les baigneurs arrivent, tous ces sentiers, raffermis et déblayés à la hâte, se couvrent de caravanes bruyantes ; le village retentit du son des pianos et des violons, les prairies s’émaillent d’os de poulets et de bouteilles cassées ; le bruit des tirs au pistolet effarouche les aigles, chaque pic un peu accessible devient une guinguette où la fashion daigne s’asseoir pour parler turf ou spectacle, et l’austère solitude perd irrévocablement, pour les amans de la nature, ses profondes harmonies et sa noblesse immaculée.

Nous n’avions rien de pareil à redouter au milieu des orages que nous traversions, et j’entendais dire à Love qu’elle aimait beaucoup mieux ces chemins impraticables et ces promenades pénibles, assaisonnées d’un peu de danger, que les sentiers fraîchement retaillés à la bêche ou battus par les oisifs. — J’aime aussi le printemps plus que l’automne ici, disait-elle à son père. Les profanations de l’été y laissent trop de traces que l’hiver seul peut laver et faire oublier. Dans ce moment-ci, le pays n’est pas à tout le monde ; il est à ses maîtres naturels, aux pasteurs, aux troupeaux, aux bûcherons et à nous, qui avons le courage de le posséder à nos risques et périls. Aussi je me figure qu’il nous accueille en amis, et que rien de fâcheux ne nous y peut arriver. Ces herbes mouillées sentent bon ; ces fleurs, toutes remplies des diamans de la pluie, sont quatre fois plus grandes et plus belles que celles de l’été. Ces grandes vaches, bien lavées, reluisent au soleil comme dans un beau tableau hollandais. Et le soleil ? Ne trouvez-vous pas que, lui aussi, est plus ardent et plus souriant à travers ces gros nuages noirs qui ont l’air de jouer avec lui ?

Love avait raison. Cette nature, toute baignée à chaque instant, était d’une suavité adorable. Les torrens, pauvres en été, avaient une voix puissante et des ondes fortes. Le jeu des nuages changeait à chaque instant l’aspect des tableaux fantastiques, et quand la pluie tombait, les noirs rideaux de sapins, aperçus à travers un voile, semblaient reculer du double, et le paysage prenait la vastitude des grandes scènes de montagnes.