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et dangereux spectacle d’une douleur sans réaction et d’un inguérissable amour.

Je fis un rêve d’une effrayante réalité. Je vis ma mère debout auprès de mon lit, écartant les rideaux d’une main impérieuse et jetant Love dans mes bras, Love en pleurs qui me suppliait de l’épargner, et que j’étouffais de mes embrassemens sans m’apercevoir qu’elle était morte. Quand je m’imaginai n’avoir plus dans les bras qu’un cadavre, je poussai des cris qui me réveillèrent ; mais je restai en proie à un tel sentiment d’horreur que je me levai pour fuir les visions de cette terrible chambre. Je courus à la fenêtre. La lune se levait. Il faisait froid, le torrent grondait, et le petit chien de Catherine hurlait d’une façon lamentable, comme s’il eût vu passer les spectres qui venaient de me visiter.

Je pris mon sac de voyage et je partis. Je marchai toute la nuit sans rencontrer une âme, et le soleil levant me trouva dans les bois qui entourent la Chaise-Dieu.

C’est une antique abbaye fortifiée, célèbre dans l’histoire locale par ses richesses, son importance et ses luttes contre les seigneurs pillards de la contrée. Les bâtimens imposans et vastes, flanqués de hautes tours carrées encore munies de herses, se relient, par plusieurs cours immenses, à l’église abbatiale, une merveille de l’art ogival, aujourd’hui consacrée au culte de la paroisse, mais encore garnie d’une partie de son riche et curieux mobilier, les stalles du chapitre adorablement sculptées, et les antiques tapisseries d’un prix et d’une rareté inestimables qui revêtent toute la partie supérieure du chœur.

Au pied de ce noble et puissant édifice, le village semble agenouiller ses humbles maisonnettes, et autour de ce village, autrefois habité par les ouvriers et les serviteurs de l’abbaye, s’étendent à perte de vue, sur les ondulations de la montagne immense, d’immenses bois de pins d’une tristesse solennelle et majestueuse.

Je revis avec un serrement de cœur étrange ces grands bois déserts que j’avais traversés tant de fois pour aller à Bellevue. Ils avaient grandi et épaissi durant mon absence, mais ils s’ouvraient toujours aux fraîches et gracieuses clairières tapissées d’herbes fines, aux jolis chemins de sable qui se précipitent vers de mystérieux ruisseaux, ou qui gravissent des élévations douces d’où l’on découvre au loin les vallées profondes de l’Auvergne et du Vélay, avec leurs horizons tourmentés, inondés de lumière.

Ne voulant pas me montrer aux habitans de la Chaise-Dieu, je m’éloignai de la vue du clocher et continuai ma route vers l’orient. Je comptais gagner une diligence du côté d’Issoire. La nuit avait été glaciale ; le climat de cette région élevée est un des plus rigoureux