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mon Dieu ! pensai-je, ce père, ingénument personnel, l’a élevée pour ses besoins, à lui, bien plus que pour son bonheur, à elle ! La pauvre enfant est si modeste que personne ne se doute de son savoir. Elle n’a pas eu le choix de ce qu’on lui a fait apprendre ; elle est docile, intelligente, humble, voilà tout. Ce grec l’ennuie, elle ne le comprend peut-être pas, elle sait les caractères et la prononciation, ce qu’il faut seulement pour faire une lecture à demi-voix. — Mais M. Butler s’agita un peu, et dit en grec à sa fille : — C’est assez, repose-toi. — À quoi elle répondit en grec : — Je ne suis pas fatiguée, mais je lirai encore plus bas. N’écoutez pas ; tâchez de vous endormir.

Ce n’était pas le moment de réveiller les esprits du malade en me présentant. Je sortis aussi doucement que j’étais entré, convaincu enfin que Love savait le grec. — Qu’importe après tout ? me disais-je ; mais pourquoi me l’a-t-elle caché ?

Je passai sans bruit dans la bibliothèque où attendait M. Louandre, et qui était située au même étage que la chambre à coucher. Le bon notaire, qui s’ennuyait, s’était assis devant une grande table et feuilletait des cahiers épars, laissés en désordre depuis le jour où M. Butler avait été pris d’un évanouissement au milieu de son travail. M. Louandre sourit en me voyant. — Je ne commets pas d’indiscrétion, dit-il en me montrant les cahiers et les notes. Je me souviens fort mal de mon latin, et j’ai tout à fait oublié mon grec. Quant aux autres sciences, sauf celle des lois, je m’en suis toujours privé. Mais savez-vous ce que j’admire ? c’est de trouver l’écriture de Mlle Butler dans tout cela.

— Vous la connaissez donc, son écriture ?

— Sans doute, elle est le secrétaire de son père, qui est illisible, et c’est elle qui m’écrit toujours pour lui. Eh bien ! je découvre,… au reste je m’en étais toujours douté, qu’elle sait le latin, le grec, les mathématiques, et je ne sais combien d’autres choses encore, ni plus ni moins, que dis-je ? beaucoup mieux peut-être que l’illustre Junius Black. Ma foi, mon cher comte, vous aurez là, si Dieu nous exauce, une femme dont Molière ne se serait pas moqué, car elle cache ses talens avec autant de soin que ses péronnelles savantes en mettaient à exhiber les leurs. Je vous en ferai mon compliment, moi, en toute humilité ; mais savez-vous ce que je me dis ? car il faut toujours redescendre de l’abstrait au concret : je me dis qu’une telle fille est trop nécessaire, trop indispensable à un tel père pour qu’il soit jamais possible de les séparer. Donc vous n’y devez jamais songer, et vous êtes bien résolu, n’est-ce pas, à ne pas mettre votre volonté entre ces deux attractions invincibles ?

— Oui, répondis-je, je le savais, je le sais encore mieux mainte-