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compromettait sa sœur, ou que je ne voyais en elle que la grande fortune à laquelle ces enfans croient sans doute. Ah ! mon cher monsieur Louandre, j’avais prévu tout cela, souvenez-vous ! Que ne donnerais-je pas aujourd’hui pour ne pas aimer comme j’ai le malheur d’aimer !

— Vous voilà donc pris à ce point-là ? Diable ! moi, je crains que le valet qui a indisposé le petit bonhomme contre vous ne soit ce grand cuistre de Black. Avez-vous remarqué qu’il vous vît de mauvais œil ?

— Le premier jour, oui ! Quand je vous dis que je n’ai vu clair que ce jour-là !

— Allons, allons, reprit M. Louandre, puisque c’est moi qui vous ai lancé sur la mer orageuse, bien que je ne sois pas responsable des étourderies que vous avez commises de votre chef et sans me consulter, je vais essayer de vous mener au port sans naufrage. Je reste. Je parlerai à M. Butler, à miss Love, au petit, au pédant, s’il le faut. Je saurai où vous en êtes dans leur esprit, et j’amènerai peut-être une décision favorable. Allez-vous-en saluer votre malade, et tâchez que sa fille le quitte un peu pour que je me trouve seul avec elle. Je l’attendrai dans la bibliothèque.

Je montai à l’appartement de M. Butler sans rencontrer personne. La maison était un peu à l’abandon depuis que l’active et douce châtelaine était absorbée par des soins plus pressans. Dans l’antichambre de M. Butler, deux domestiques dormaient profondément. Malgré l’été, on avait jeté partout des tapis sur les parquets, pour que le bruit des pas autour de lui ne troublât pas le léger sommeil du convalescent. La porte de sa chambre était grande ouverte. À travers les rideaux fermés, un jour bleuâtre tombait sur les cheveux noirs de Love et sur le pâle visage de son père. Elle était assise tout près de lui, et lisait à demi-voix, essayant plutôt de l’endormir par la monotonie de son intonation que de le distraire ou de l’occuper. J’étais dans la chambre, ils ne me voyaient pas, ils ne m’avaient entendu entrer ni l’un ni l’autre.

J’avoue que j’éprouvais une sorte de curiosité inquiète de savoir ce que Love lisait si couramment. Cette inquiétude répondait sourdement à de vagues appréhensions déjà conçues ou plutôt effleurées. J’écoutai, et il me fallut quelques instans pour me rendre compte de la langue qu’elle lisait, car elle la prononçait à la manière anglaise, et tout en voyant bien que ce n’était pas de l’anglais, j’hésitais à m’y retrouver ; mais, au bout de deux phrases, le doute n’était plus possible : elle lisait du grec avec autant de facilité et d’habitude que sa propre langue.

Du grec ! une fille de seize ans ! Je me sentis devenir Chrysale de la tête aux pieds. Puis tout aussitôt je plaignis Love. — Ah !