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rôle de Gilda ; Mme Dottini est Française, sa voix et sa jolie figure l’indiquent assez. Nous laisserons Mme Dottini se produire avec tous ses avantages avant de porter sur elle un jugement qui aujourd’hui ne pourrait être que sévère. M. Graziani, qui abordait pour la première fois le rôle important de Rigoletto, si bien rendu par M. Corsi l’année dernière, a eu de beaux élans comme toujours, et s’est fait vivement applaudir dans la stretta du beau duo du second acte :

Si vendetta,
Tremenda vendetta.

C’est M. Gardoni qui a chanté avec bien des hasards le rôle du prince, où M. Mario déployait une tournure si cavalière et parfois de si beaux accens.

Puisque nous venons de nommer M. Mario, il nous faut bien dire un mot de la scène pénible qui vient de se passer au théâtre italien de Madrid. Comme presque tous les virtuoses célèbres qui, pendant de longues années, ont joui de la faveur du public, Mme Grisi n’a pas eu le bon esprit de s’arrêter à temps dans une carrière où la jeunesse et la beauté font pardonner tant de défauts à une femme. Riche, entourée d’une célébrité européenne peut-être exagérée, Mme Grisi n’a pas voulu comprendre les avertissemens significatifs que nous lui avons donnés ici bien souvent. Elle a persisté à vouloir paraître sur un théâtre encore tout rempli de sa gloire et des souvenirs de sa splendide beauté, qui plaidaient en sa faveur, mais qui ne suffisaient pas cependant pour pallier les défaillances d’un organe aujourd’hui éteint. M. Mario, tout dévoué aux intérêts d’une cantatrice superbe dont les conseils n’ont pas été inutiles à sa propre renommée, a eu l’incroyable imprévoyance de conduire Mme Grisi dans une ville qui ne l’avait pas entendue à cette époque où elle n’avait qu’à se montrer pour exciter l’admiration de tous. Aux noms de Mme Grisi et de M. Mario, apposés sur l’affiche, le public de Madrid, qui est très passionné pour la musique et les chanteurs italiens, est accouru en foule. Mme Grisi a débuté dans la Norma, l’un des beaux rôles qu’elle a créés à Paris, et qui ont fait sa réputation. Le public de Madrid, en voyant et en entendant Mme Grisi pour la première fois, a été d’abord fort surpris, et il n’a pas tardé à manifester son profond mécontentement. La prima donna, étonnée à son tour de l’accueil qu’on lui faisait, n’aurait pu s’empêcher de révéler le dépit qu’elle en éprouvait, ce qui aurait redoublé la mauvaise disposition du public. Alors Mme Grisi éprouva une secousse si violente, qu’il fallut la transporter tout en larmes dans sa loge et suspendre la représentation, qui n’a pu s’achever. À la deuxième représentation, la scène fut encore plus accidentée, et Mme Grisi et M. Mario durent se retirer définitivement.

Cet incident, qui vient de se passer tout récemment au théâtre italien de Madrid, a été diversement apprécié. On s’est généralement fort apitoyé sur le sort de la célèbre cantatrice qui, pendant si longtemps, a fait les délices de Paris et de Londres. Nous sommes loin assurément d’approuver la rigueur avec laquelle le public espagnol a cru devoir manifester son désappointement en voyant devant lui une cantatrice qui n’est plus que l’ombre de la belle créature que nous avons tant admirée, et nous voudrions voir disparaître ces usages barbares qui existent encore dans les principales villes de France