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de le plaindre maintenant, de s’intéresser à lui et de croire à la réalité de son sacrifice ? Quelle femme aura désormais un mot à dire en sa faveur ? Un homme qui perd ce qu’il aime, et qui se console, et qui se marie ! Il n’y a qu’un théologien capable de cette inconvenance. Haro sur le docteur !

On retrouve à chaque page du nouveau livre de Mme Stowe ce talent d’observation fine et délicate qui avait frappé dans l’Oncle Tom ; il y a des chapitres qui sont des chefs-d’œuvre d’analyse psychologique. Tout le roman découle du reste d’une théorie nouvelle sur l’amour. Suivant Mme Stowe, la source de l’amour, c’est le besoin d’idéal qui est en nous. C’est cet idéal que nous poursuivons dans autrui ; il attire la partie romanesque, c’est-à-dire élevée, de notre âme, comme l’aimant attire le fer (la comparaison est de l’auteur), et si nous aimons, c’est parce que nous croyons le trouver dans l’objet de notre amour. C’est ainsi que mistress Scudder a aimé son mari, que sa fille aime James, que le docteur aime Mary, qu’enfin Virginie de Frontignac aime Aron Burr. Ce dernier personnage, que nous n’avons point encore eu l’occasion de nommer, est purement épisodique. Quand nous l’avons vu apparaître, nous avons cru que l’auteur voulait établir un contraste entre l’amour pur et l’amour profane, entre l’exaltation mystique qui élève si fort au-dessus de la terre ses principaux personnages et une passion toute charnelle. Il n’en était rien. Virginie, l’épouse sur le point de manquer à ses devoirs, aime exactement de la même façon que Mary. Écoutez plutôt ses confidences :


« Je ne sais comment cela s’est fait, mais il avait pris toute ma vie avant que je m’en doutasse. Il se disait mon ami, mon frère ; il m’offrit de m’apprendre l’anglais, il lut avec moi, et peu à peu il régla toute mon existence. Moi si hautaine et si fière, moi qui m’enorgueillissais de mon indépendance, j’étais entièrement sous sa loi, tout en essayant de le cacher. Je ne savais plus où j’étais, car il n’était jamais question que de notre amitié ; il parlait des natures sympathiques qui sont faites les unes pour les autres, et je trouvais cela très beau ; il me semblait vivre dans un monde nouveau. Je m’imaginais voir en lui un Byron, un Sully, un Montmorency, tout ce qui est grand, et noble, et bon. Cet amour était une religion. Je serais morte pour lui ; je songeais quelquefois combien je serais heureuse de donner ma vie pour la sienne. Je ne me reconnaissais plus ; je m’étonnais de sentir et de penser ainsi, et je ne pouvais m’imaginer que cela pût être mal. Comment l’aurais-je cru, puisque cela me rendait plus religieuse, et que tout dans le monde me semblait devenir sacré ?

« Tout cela s’est évanoui comme un grand et beau rêve. Mary, cet homme ne m’a jamais aimée, il ne peut aimer, il ne sait pas ce que c’est que l’amour, il ne peut même se l’imaginer, puisqu’il n’a jamais rien senti de pareil. Ces hommes-là ne peuvent nous comprendre, nous autres femmes ; nous sommes aussi au-dessus d’eux que le ciel est au-dessus de la terre. Il est