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l’avait quittée : « Applique ton esprit à tes devoirs ! » Elle avait commencé la journée par une fervente prière pour que cette grâce lui fût accordée ; mais tout en parlant à Dieu, le fil doré de sa prière se mêlait et s’entrelaçait avec une autre suite d’idées, et sa vie passait dans une autre âme à mesure qu’elle demandait que la grâce divine s’étendît sur lui, le défendît de la tentation et le conduisît au ciel, et cette seconde prière prit tant d’avance sur l’autre qu’avant que Mary s’en doutât, la pauvre fille s’était complètement oubliée elle-même, et ne sentait, ne pensait, ne vivait plus que dans autrui.

« Quand elle jeta les yeux sur le verger, dont les suaves senteurs montaient vers sa fenêtre, et qu’elle prêta l’oreille aux premiers gazouillemens des oiseaux, elle fit une découverte qui a étonné bien des cœurs avant elle : c’est que tout ce qui faisait le charme de la vie pour elle s’était brusquement évanoui. Elle ne s’était pas aperçue que depuis un mois, c’est-à-dire depuis le retour de James, elle avait vécu dans un monde d’enchantemens, que Newport, ses rochers, sa plage, les plantes marines jetées par les flots sur le sable, les deux milles qui séparaient le chalet de la Maison-Blanche, les mûriers et les jujubiers de son jardin, — tout enfin avait eu un éclat et un charme soudainement disparus. Il n’y avait pas eu pendant les quatre dernières semaines une seule heure qui n’eût quelque intérêt mystérieux : il était à la Maison-Blanche ; peut-être allait-il passer, peut-être allait-il entrer. Même à l’église, quand elle se levait pour chanter et qu’elle croyait ne songer qu’à Dieu, n’avait-elle pas toujours eu conscience de cette voix de ténor qui vibrait derrière elle, et, tout en n’osant pas tourner la tête de ce côté, ne sentait-elle pas qu’il était là, qu’il entendait chaque parole du sermon et de la prière ? Le soin vigilant que sa mère avait pris d’empêcher tout entretien particulier n’avait servi qu’à augmenter sa préoccupation en jetant sur ses pensées le voile de la contrainte et du mystère. Des regards silencieux, des mouvemens involontaires, les choses qu’on indique et qu’on n’exprime pas, tel est l’aliment le plus séduisant et le plus dangereux de la pensée chez une nature délicate et prompte à l’émotion. Si les choses étaient dites tout haut, elles pourraient l’être inconsidérément, elles pourraient blesser par leur liberté ou troubler par leur imprudence ; mais ce qui n’est dit que par les yeux arrive à l’âme par le secours de l’imagination, qui revêt tout d’une idéale beauté. »


James a du reste des alliés bien résolus à ne pas le laisser oublier. C’est d’abord sa mère, Ellen Marvyn, qui ne tarit pas en éloges sur son fils, devenu si bon, si tendre, si attentif, si instruit, si laborieux. C’est la couturière miss Prissy, gazette ambulante du village, toujours prête à raconter les traits de générosité de James et la façon libérale dont il règle ses comptes. C’est surtout la négresse qui l’a élevé, la bonne Candace, dont l’infatigable indulgence couvrait d’un voile protecteur ses peccadilles enfantines, qui le bourrait de confitures et de gâteaux les jours où il était condamné au pain sec, et qui maintenant le défend à outrance contre tous. Quoique disciple du docteur Hopkins, Candace croit médiocrement au péché originel, parce que, si elle avait mordu à la pomme, elle